L'esprit de Paris  

Xavier de Maistre
VOYAGE
AUTOUR
DE MA CHAMBRE


Je pourrais commencer l’éloge de mon voyage par dire qu’il ne m’a rien coûté ; cet article mérite attention.

Le voilà d’abord prôné, fêté par les gens d’une fortune médiocre ; il est une autre classe d’hommes auprès de laquelle il est encore plus sûr d’un heureux succès, par cette même raison qu’il ne coûte rien.



Auprès de qui donc ? Eh quoi ! vous le demandez ? C’est auprès des gens riches.

D’ailleurs, de quelle ressource cette manière de voyager n’est-elle pas pour les malades ! ils n’auront point à craindre l’intempérie de l’air et des saisons. – Pour les poltrons, ils seront à l’abri des voleurs ; ils ne rencontreront ni précipices ni fondrières.

Des milliers de personnes qui avant moi n’avaient point osé, d’autres qui n’avaient pu, d’autres enfin qui n’avaient point songé à voyager, vont s’y résoudre à mon exemple.

L’être le plus indolent hésiterait-il à se mettre en route avec moi pour se procurer un plaisir qui ne lui coûtera ni peine ni argent ?

Courage donc, partons.

Suivez-moi, vous tous qu’une mortification de l’amour, une négligence de l’amitié, retiennent dans votre appartement, loin de la petitesse et de la perfidie des hommes.



Que tous les malheureux, les malades et les ennuyés de l’univers me suivent ! Que tous les paresseux se lèvent en masse !

Et vous qui roulez dans votre esprit des projets sinistres de réforme ou de retraite pour quelque infidélité ; vous qui, dans un boudoir, renoncez au monde pour la vie.

Aimables anachorètes d’une soirée, venez aussi : quittez, croyez-moi, ces noires idées ; vous perdez un instant pour le plaisir sans en gagner un pour la sagesse : daignez m’accompagner dans mon voyage.

Nous marcherons à petites journées, en riant, le long du chemin, des voyageurs qui ont vu Rome et Paris ; – aucun obstacle ne pourra nous arrêter ; et, nous livrant gaiement à notre imagination, nous la suivrons partout où il lui plaira de nous conduire.



Ma chambre est située sous le quarante-cinquième degré de latitude, selon les mesures du père Beccaria ; sa direction est du levant au couchant ; elle forme un carré long qui a trente-six pas de tour, en rasant la muraille de bien près.

Mon voyage en contiendra cependant davantage ; car je traverserai souvent en long et en large, ou bien diagonalement, sans suivre de règle ni de méthode. – Je ferai même des zigzags, et je parcourrai toutes les lignes possibles en géométrie si le besoin l’exige.

Je n’aime pas les gens qui sont si fort les maîtres de leurs pas et de leurs idées, qui disent : « Aujourd’hui je ferai trois visites, j’écrirai quatre lettres, je finirai cet ouvrage que j’ai commencé ». – Mon âme est tellement ouverte à toutes sortes d’idées, de goûts et de sentiments ; elle reçoit si avidement tout ce qui se présente !…

Et pourquoi refuserait-elle les jouissances qui sont éparses sur le chemin si difficile de la vie ? Elles sont si rares, si clairsemées, qu’il faudrait être fou pour ne pas s’arrêter, se détourner même de son chemin, pour cueillir toutes celles qui sont à notre portée.

Il n’en est pas de plus attrayante, selon moi, que de suivre ses idées à la piste, comme le chasseur poursuit le gibier, sans affecter de tenir aucune route.



Aussi, lorsque je voyage dans ma chambre, je parcours rarement une ligne droite : je vais de ma table vers un tableau qui est placé dans un coin ; de là je pars obliquement pour aller à la porte.

Mais, quoique en partant mon intention soit bien de m’y rendre, si je rencontre mon fauteuil en chemin, je ne fais pas de façons, et je m’y arrange tout de suite. – C’est un excellent meuble qu’un fauteuil ; il est surtout de la dernière utilité pour tout homme méditatif.

Dans les longues soirées d’hiver, il est quelquefois doux et toujours prudent de s’y étendre mollement, loin du fracas des assemblées nombreuses.

Un bon feu, des livres, des plumes, que de ressources contre l’ennui ! Et quel plaisir encore d’oublier ses livres et ses plumes pour tisonner son feu, en se livrant à quelque douce méditation, ou en arrangeant quelques rimes pour égayer ses amis !

Les heures glissent alors sur vous, et tombent en silence dans l’éternité, sans vous faire sentir leur triste passage.



Après mon fauteuil, en marchant vers le nord, on découvre mon lit, qui est placé au fond de ma chambre, et qui forme la plus agréable perspective.

Il est situé de la manière la plus heureuse : les premiers rayons du soleil viennent se jouer dans mes rideaux. – Je les vois, dans les beaux jours d’été, s’avancer le long de la muraille blanche, à mesure que le soleil s’élève.

Les ormes qui sont devant ma fenêtre les divisent de mille manières, et les font balancer sur mon lit, couleur de rose et blanc, qui répand de tous côtés une teinte charmante par leur réflexion.

J’entends le gazouillement confus des hirondelles qui se sont emparées du toit de la maison, et des autres oiseaux qui habitent les ormes : alors mille idées riantes occupent mon esprit ; et, dans l’univers entier, personne n’a un réveil aussi agréable, aussi paisible que le mien.



J’avoue que j’aime à jouir de ces doux instants, et que je prolonge toujours, autant qu’il est possible, le plaisir que je trouve à méditer dans la douce chaleur de mon lit.

Est-il un théâtre qui prête plus à l’imagination, qui réveille de plus tendres idées, que le meuble où je m’oublie quelquefois ?

Lecteur modeste, ne vous effrayez point ; – mais ne pourrais-je donc parler du bonheur d’un amant qui serre pour la première fois dans ses bras une épouse vertueuse ?

N’est-ce pas dans un lit qu’une mère, ivre de joie à la naissance d’un fils, oublie ses douleurs ?

C’est là que les plaisirs fantastiques, fruits de l’imagination et de l’espérance, viennent nous agiter.

Enfin, c’est dans ce meuble délicieux que nous oublions, pendant une moitié de la vie, les chagrins de l’autre moitié.



Mais quelle foule de pensées agréables et tristes se pressent à la fois dans mon cerveau !

Mélange étonnant de situations terribles et délicieuses !

Un lit nous voit naître et nous voit mourir ; c’est le théâtre variable où le genre humain joue tour à tour des drames intéressants, des farces risibles et des tragédies épouvantables.


– C’est un berceau garni de fleurs ;
– c’est le trône de l’amour ;
– c’est un sépulcre…



Источник:

Xavier de Maistre
VOYAGE AUTOUR DE MA CHAMBRE
(1794)
Texte libre de droits.






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