L'esprit de Paris  

LE PONT DES AVENTURES
extraits du roman de Paul Féval fils
« D’Artagnan contre Cyrano de Bergerac »


N’étant achevé que depuis une trentaine d’années, le Pont-Neuf méritait alors son nom.

C’était le rendez-vous des oisifs de toutes catégories, et l’on sait que Paris n’en a jamais chômé.


Un dicton du temps en dépeignait le nombre et l’infinie variété, puisqu’il disait qu’on ne pouvait le traverser sans y rencontrer une fille, un moine et un cheval blanc.

Certes, par cette belle journée de printemps, les filles n’y manquaient point, depuis l’alerte chambrière en cotte légère et bavolet blanc, jusqu’à la gente demoiselle, masquée du mimi florentin, les cheveux brillants de poudre de Cypre, vêtue du corsage décolleté et de ce large vertugadin que la malignité publique avait baptisé du nom de cache-bâtard.

Quant aux moines, on n’eût pas eu de peine à en découvrir quelque spécimen dans l’un des cercles que faisaient les badauds autour des spectacles en plein vent.

Et, pour ce qui est des chevaux blancs, il en circulait plus d’un sur l’étroite chaussée, mal pavée et encombrée d’ordures, où les carrosses s’ouvraient difficilement un passage dans la cohue des chaises à porteurs et des beaux cavaliers, chevauchant de compagnie leurs fins genets d’Espagne.



La foule bariolée, où gentilshommes, bourgeois et gens d’épée coudoyaient gagne-deniers, artisans et laquais, et où ne manquaient, naturellement, ni les mendiants, ni les filous, circulait au long des boutiques où se débitaient les marchandises les plus hétéroclites, les libraires et les fripiers avoisinant les marchands d’emplâtres et d’onguents.

Toutefois, elle s’amassait de préférence devant les mille spectacles gratuits qui donnaient à ce lieu de promenade l’aspect d’une foire perpétuelle.

Et, vraiment, elle n’avait que l’embarras du choix : ici le célèbre Mondor débitait son « orviétan » – drogue universelle ; là s’ouvrait la loterie des « tireurs à la blanque » ; plus loin, maître Gonin stupéfiait l’assistance par ses tours de gobelets.

Maître Gonin, qu’un seul homme surpassait en habileté au passe-passe. Par exemple, ce rival exerçait ses talents sur un plus vaste théâtre, puisque c’était M. le Cardinal de Richelieu.

Ainsi s’exerçait la malignité publique, qui ne perd jamais ses droits.



Ici surtout, où elle trouvait sa pâture dans les couplets satiriques que débitaient un peu dans tous les coins des chanteurs ambulants et que, pour cette raison, on appelait des « ponts-neufs ».

Qu’on veuille bien ne pas oublier qu’à cette époque Paris se rappelait encore les tumultes de la Ligue, que plus d’un vieillard avait vue, et qu’on était à l’avant-veille de la joyeuse Fronde, où devait jouer son rôle plus d’un de ces jeunes cadets, à l’allure « espagnole », à l’air fendant et rodomont, qui promenaient avec insolence leurs moustaches cirées de « petits-maîtres » et leur longue rapière de « raffinés ».

Les évolutions de cette foule tapageuse n’allaient donc point sans vacarme. Le roulement incessant des roues et le grincement des essieux formaient une basse continue, sur laquelle s’élevait tout un concert de notes discordantes : appels des pitres, bruits de la grosse caisse, rires aigus de filles chatouillées, cris de Jean-Nigauds dont on tirait le mouchoir.

Tous ces bruits montaient, confondus en une rumeur de fêtes, vers le profil de faune et la barbe épanouie du bon Roi Henry qui, juché solennellement sur le cheval de bronze, au milieu de la cohue, semblait présider à ces joyeux ébats.



Le carillon de la Samaritaine tintait deux heures et le brouhaha devenait assourdissant, quand le jeune Chevalier, lesté d’un copieux déjeuner, s’engagea sur le Pont-Neuf.

Le nez au vent, l’œil au guet, il réalisait à la perfection la figure du badaud, frais émoulu de sa province, pour qui tout est sujet d’étonnement.

Force lui avait été de ralentir le pas. Il se laissait à présent diriger par la foule dont il suivait docilement les remous, amusé quand la bousculade jetait contre lui quelque aimable passante que sa jolie figure aguichait.

Musant de droite et de gauche, admirant les étalages et bayant aux parades – poussant et poussé – il arriva jusqu’au terre-plein. Là il fit halte pour admirer congrûment la statue du Béarnais perchée sur un socle monumental, bizarrement flanqué de quatre esclaves enchaînés. Même il traversa la chaussée pour la mieux voir et alla se placer juste à l’orifice de cette espèce d’entonnoir que forme la place Dauphine.

Il ne vit donc pas venir de ce côté un promeneur assez étrange, qui, tout en marchant d’un pas rapide, feuilletait avec une attention soutenue les pages d’un livre, probablement fort captivant.

Or, comme le Chevalier était tout à sa contemplation et le nouveau venu tout à sa lecture, il résulte de là qu’une collision entre eux était inévitable.



Elle se produisit sous forme d’un choc violent que le jeune homme reçut en plein dos et qui lui fit l’effet de l’arrivée soudaine d’un bolide.

Ayant exécuté un brusque demi-tour, il se trouva face à face avec le malencontreux lecteur.

… Ou plutôt, il se trouva… face à un livre : car l’homme, toujours lisant, s’était borné à esquisser un pas de côté pour tourner l’embarras.

— Oh ! çà, l’homme ! Arrêtez-vous donc un instant. Si vous allez de ce train, vous risquez fort de vous casser le…

Tiré de sa rêverie, le bizarre personnage présentait à son interpellateur la figure d’un homme qui sort de la lune.

— Monsieur, fit-il d’une voix contrariée, vous aurais-je bousculé, par hasard ?

Encore rouge de sa colère, le Chevalier se sentit du coup désarmé. Son envie de mordre se fondait en envie de rire.



— Il m’a semblé avoir senti quelque chose, en effet ! dit-il joyeusement en se frottant les reins.

L’habitant de la lune, sur qui la jolie figure de son interlocuteur paraissait produire son effet habituel, sourit à son tour et s’inclinant :

— Je vous prie d’agréer mes excuses.

— Il n’en fallait point tant ! Je retire pour ma part mon interpellation qui était assez déplacée.

Le front de l’inconnu se rembrunit :

— Ah ! qu’aviez-vous donc dit ?

— Rien, une sottise.

— À la bonne heure, fit le long personnage, et, saluant galamment, il tourna les talons.

Heureusement, ce gentilhomme est plein d’aménité et de patience malgré sa longue colichemarde !



Le passage à grand fracas d’un carrosse lancé au galop, tira le Chevalier de ses réflexions.

C’est tout juste s’il eut le temps d’opérer un saut en arrière pour éviter les chevaux. Par contre, ce mouvement exécuté, il resta figé sur place.

Malgré la poussière et la boue qui en maculaient les panneaux, comme après une longue course sur la grand’-route, il venait de reconnaître le brillant équipage de la cour du Louvre.

Bien plus, à la portière et tournée de son côté, lui était apparu le charmant visage de la blonde inconnue.

L’avait-elle entrevu dans ce rapide passage ?

Il lui sembla que ses yeux clairs et sa bouche mignarde s’étaient éclairés d’un sourire.

Illusion, peut-être !

Avant qu’il fût revenu de son émoi, la lourde voiture tournait la rampe et s’allait perdre le long des sombres murs de l’hôtel de Nevers…


Источник:

Paul Féval fils
D’ARTAGNAN CONTRE
CYRANO DE BERGERAC
volume i
LE CHEVALIER MYSTÈRE
(1925)

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