L'esprit de Paris  

LE SILENCE DE LA GLOIRE

Extraits du livre « Le roman d'une victoire » de Zinédine Zidane et Dan Franck



« Donne-moi ta jambe. »

L'homme en blanc a remonté le pantalon jusqu'à la rotule, et il a fixé une sorte de bande très large sur la peau.

Zidane a frémi.



Pendant une fraction de seconde, il a serré les maxillaires et fermé les yeux.

« Garde-la une heure. Après, je reviendrai. »

Le type s'est éloigné. Il y a eu une sonnerie, comme un portable éloigné. Zidane ne s'en est pas préoccupé.


Il souffrait sans doute un peu.

Était-ce la blessure, ou l'inconfort de se trouver là, au côté d'un interlocuteur bizarre, tenant d'un titre étrange, écrivain, aussi singulier que celui de footballeur l'était pour l'autre ?

Deux mondes parallèles. Une perpendiculaire : Zinédine Zidane.

Extraordinaire personnage.


De nouveau, la sonnerie. Il n'y a pas prêté attention. Il s'est penché sur sa jambe.

Un joueur est passé, en short et maillot jaune. Il a adressé un salut à Zidane avant de s'éloigner dans les profondeurs du sanctuaire.

Il y avait un comptoir de réception au fond. Un escalier à barreaux s'envolait vers les étages. Le bleu pâle dominait.

L'ensemble faisait hospice pour vieux riches, et le détail, clinique de luxe.


Le type en blanc est revenu. Il a lancé : « Zizou, ça va?

- Je crois.

- Tu me préviens si tu as mal. »





Comment fallait-il l'appeler? Ni Zizou, ni Zinédiae, ni Yazid...

Monsieur Zidane, c'était ridicule. Il n'était pas un « monsieur ».

En costume-cravate, sur les photos, il semblait gourd et emprunté. Déguisé. Il n'était pas un jeune homme non plus. Peut-être un homme jeune.

Comment doit-on appeler un homme jeune, une personne d'une extrême timidité que toutes les télévisions, les radios, des millions de fans recherchent, qui porte l'un des noms les plus prestigieux du monde, et qui est assis à un coin de table, sur un tabouret bancal, mal rasé, mal à l'aise, se demandant ce qu'on lui veut encore?


Il a dit : « On pourrait commencer par le Mondial…

- Un peu avant. Quand vous êtes parti de Turin pour venir ici, à Clairefontaine. »

Il a répondu qu'il ne venait pas d'Italie, mais de Rodez. Didier Deschamps et lui avaient bénéficié d'une coupure de quatre jours après l'échec de la Juventus en Coupe d'Europe.

Il a ajouté : «J'étais mal. C'est terrible de perdre une finale. On était fatigué. Physiquement et moralement.

J'étais déçu comme jamais je ne l'ai été... »


La sonnerie, une fois de plus, a retenti.

« Votre portable sonne.

- Ce n'est pas mon portable. »

Il a montré la bande sur son genou. Elle était couverte d'électrodes.

« C'est ce machin. »





Il est dans l'avion.

Il n'a pas envie de parler de la Coupe d'Europe que la Juventus vient de perdre. Il n'a envie de parler de rien. Il ne veut voir personne, sauf les siens.

Il arrive à Rodez, dans l'Aveyron, pays de sa femme. C'est comme s'il se mettait au vert. « Mais ce n'est pas cela, dit-il. Je ne suis pas un guerrier au repos. »

Lorsque l'appareil se redresse après avoir viré sur l'aile, Zidane aperçoit son reflet dans la transparence du hublot. Il a les traits tirés.


Le pilote lâche les trains d'atterrissage.

Un. Deux. Trois. Ceinture bouclée, tablette redressée.

« La première fois que j'ai pris l'avion, j'avais treize ans et je partais pour une sélection avec les minimes de l'équipe de France.

Monter si haut, si vite, me foutait la trouille.

J'essayais de me rassurer, pensant que, si on tombait, je n'empêcherais rien. »

Naguère, il serrait les fesses. Là, il tend les jambes. Il est devenu une vraie grande personne : il n'a plus peur en avion.

C'est à peine s'il s'attache au fil noir suspendu, la piste d'atterrissage. Il imagine l'horizon qui l'attend.

Le seul qui compte. Le reste est parti dans la fumée des nuages.





Assis à l'arrière du taxi, ses longues jambes à demi repliées pour cause d'exiguïté, Zidane n'y pense pas. Il regarde les plaines et les vallées qui ont succédé aux faubourgs.

Casque aux oreilles, il écoute Pavarotti.

Le chahut qui embrase le pays ne le trouble pas. Il ne se risque à aucun pronostic. « En général, je n'ai pas besoin de me répéter qu'il y a un match important pour le savoir. »


Il n'ignore rien de ce qui l'attend, rien de ce qu'on attend de lui... et rien de ce qu'il attend lui-même. Il se prépare :

«J'aurai tout le temps un adversaire sur le dos. Depuis deux ans, on me marque. Ça ne m'amuse pas, mais je ne peux rien contre. »

Soupir. Il doit déjà payer la rançon de son talent : à l'époque où il roule vers Clairefontaine, dix jours avant l'ouverture de la Coupe du monde, Zidane n'est pas encore le meilleur joueur du monde. Le troisième, seulement. Et le premier Français.





« La bouffe, c'est très important. On se retrouve là mieux que nulle part ailleurs... »

Ça se voit. Ça s'entend.

Toute l'équipe est réunie dans la salle à manger, au rez-de-chaussée du château.

Les joueurs sont assis sur des chaises au dossier très haut, autour d'une immense table ovale où chacun a sa place attitrée. Zidane est devant la cheminée, en face de la grande glace, à côté de Dugarry.

Les rires fusent. Les plaisanteries aussi. Deschamps et Duga s'en donnent à cœur joie, comme Platini jadis. Les joueurs se chambrent gentiment les uns les autres.


Mais on ne touche pas à Zidane. Jamais.

« Je ne sais pas pourquoi. J'aime autant les blagues que mes copains. Les faire ou qu'on m'en fasse... »

Pourquoi?

Parce qu'il inspire le respect. Parce que son statut de meneur de jeu le met à l'abri de toutes les chamailleries.

Il mange en silence.


Le premier match approchant, les menus ont changé : les viandes et les poissons des jours précédents ont été remplacés par des pâtes aux fruits de mer ou aux champignons.

Il y a moins de légumes et de glucides, plus de protéines. Les sucres lents abondent. Le temps est aux aubergines et aux poivrons farcis.

« Alcool ?

- Jamais d'alcool. »

Petit sourire, comme une excuse : « Seulement du vin. Et chacun se sert : ça évite les excès. »

Un demi-verre pour la forme, trois quarts pour le plaisir, un pour la sieste. « Essentiel, la sieste », note Zidane.





Il quitte la salle à manger, emprunte un escaher derrière la réception, pousse une porte et débouche sur le couloir des chambres.

Des coqs tricolores font tapisserie sur la moquette. Il règne là une pénombre tranquille, comme dans un hôtel de province un peu alangui.

Deschamps et Desailly sont au 24, Blanc au 20, Djorkaeff au 21, Barthez au 22. Zidane et Dugarry occupent la chambre 23, un ancien boudoir calfeutré dans un petit sas qui ouvre sur le long couloir.

C'est une grande pièce très haute de plafond. Cabinet de toilette, double lavabo, armoire moderne, cheminée, téléviseur.

Zidane ouvre les fenêtres, fait un pas sur le petit balcon en pierre et regarde le stade couvert, en contrebas, puis le terrain Michel-Platini qui le prolonge.

Ce jour-là, le château est plein : une trentaine de personnes qui s'égaillent dans les chambres, dans le parc, dans le salon du rez-de-chaussée où certains se servent une orangeade au bar.

Dans le couloir, Thuram danse la java. Deschamps et Desailly se sont retrouvés dans la chambre du premier, celui-ci faisant le pitre, le second se plongeant dans un numéro de L'Équipe qu'il échangera contre France Football, trouvé on ne sait comment par Lama.


Zidane s'allonge sur son lit. Il coiffe les écouteurs : « A l'époque, j'écoutais tout le temps les duos de Pavarotti avec Boccelli... »

Dugarry entre et se couche aussitôt. Zidane s'endort le premier. Et se réveille longtemps avant son copain.

Il se lève doucement, prend ses chaussures, ouvre précautionneusement la porte et la referme sans bruit.

Dans le couloir, il peut parler : « Si vous réveillez Dugarry pendant sa sieste, il fait un scandale. On en a pour la journée ! La sieste, pour lui, c'est sacré. »

Descendons, c'est plus prudent.





Pour Marseille, le Mondial ne commence pas le 10 juin. Mais le 12. Lorsque, en ses murs, les Bleus affronteront les Bafana Bafana d'Afrique du Sud.

Le cœur de la cité phocéenne bat français, ce qui se comprend, et s'emballe pour l'un des joueurs, un enfant du pays parti trop tôt, qui revient aujourd'hui après avoir poussé en terre étrangère : Zinédine Zidane.

Celui-là, on l'aime. Tous les gamins des quartiers nord connaissent son nom, sa silhouette, son histoire.

Il n'est pas un modèle : il est au-delà, inaccessible. Mais il reste un espoir, un rêve.

Plus au sud, on le vénère tout autant. Du côté de la Corniche, on le croise aussi souvent qu'on y passe, douze mètres sur sept, comme un veilleur sur le port. On l'a collé en hauteur, sur un mur.


Son visage appartient à Marseille. Pour la ville, Zidane est un point cardinal à lui tout seul.

Et, depuis le match contre la Finlande, l'objet de toutes les préoccupations, l'unique souci des gens du bord.

Chacun se pose la même question : « Comment va sa jambe ? » Car, à Marseille, un froissement de muscle est une gangrène, un claquage est pire qu'une amputation, et une entorse vaut la mort.

Depuis quatre jours, la ville s'arrache la presse. Les journalistes sont des oracles, les médecins, des sorciers.

Mais la bonne nouvelle est tombée la veille. Depuis, le temps est au beau fixe : Zizou n'a plus mal.


C'est pour mieux le voir, pour l'applaudir tout son soûl, pour l'honorer comme il le mérite, que la ville a fait pousser ici et là des écrans géants qui retransmettront ce match tant attendu.

Zidane en grand, en couleurs, partout, du château d'If à la Canebière, du Prado à NotreDame-de-la-Garde.

On l'attend.

On n'attend que lui.





Dans les tribunes, les cris explosent. Les couleurs volent au vent puissant du Midi. C'est un dais bariolé.

Des carrés de tissu verts et jaunes, d'autres, bleus, blancs, rouges, tendus au-dessus des têtes par des spectateurs déchaînés.

Le tricolore est partout : des masques, des taches, des perruques, des plumes, des drapeaux...

Et au premier rang, braqués sur le terrain, attendent les longs téléobjectifs des appareils photo et des caméras.

Le monde est là.

Le monde entier…


Zidane embrasse son alliance.

« Ce n'est pas de la superstition. Simplement, quand j'arrive sur la pelouse, j'ai toujours une pensée pour ma femme. »

Il ne la voit pas. Ni ses parents. Ni ses potes.

Rien, personne.

La marée grondante, mouvante, chaleureuse, ne l'impressionne pas.

Il la remarque à peine.

Il sait seulement que le mistral n'est pas tombé et que le vent a fait fléchir la température.

Il sait aussi qu'il est 9 heures moins deux hymnes nationaux.


L'Afrique du Sud est à l'honneur. Puis c'est la France. Les onze, debout, se tiennent par le bras, droits, rigides, pour entendre La Marseillaise.

Laurent Blanc, gorge déployée; Emmanuel Petit, la main sur la poitrine, à l'envers du cœur; Thierry Henry, yeux fermés; Lihan Thuram, en une vrille tonnante et généreuse.

« Thuthu et La Marseillaise, c'est un spectacle inouï... »

Zidane, lui, ne montre rien.

Front bas, regard fixe, il demeure impassible sous la tempête qui s'est emparée du stade.





La Marseillaise sur Marseille.

Une poignée de joueurs sur la pelouse.

Une fanfare tonitruante, les foules, dans et hors le stade...

Et le n° 10, immobile, lèvres closes.

Chante-t-il ?

« Oui. A l'intérieur... Je n'ai pas besoin que ça se voie. »

H exprime ce qu'il montre, et seulement cela, debout face à soixante mille supporters qui l'acclament.

Il est Zinédine Zidane, footballeur.

Rien d'autre.

L'homme n'a de comptes à rendre à personne, sauf à lui-même.

Sa liberté est à ce prix.





Les vingt-deux sont restés tard au stade Vélodrome. Le mistral avait baissé la garde. Les journalistes aussi.

Ils attendaient, en grappes, micros ouverts, visages ravis.

Zidane a répondu aux questions posées, sans débordement – comme chaque fois.

« Vous avez confiance pour la suite ?

- Oui.

- Vous vous sentez plus fort qu'avant ?

- Quand on gagne, on est mieux sur le terrain.

- Vous pensez que l'équipe de France a une chance de remporter la Coupe du monde ?

- Je crois surtout qu'on peut faire quelque chose de bien... »


Il lève la main en direction des gradins, où c'est l'explosion : cris, trompettes, chants.

Des dizaines de milliers de personnes se sont levées. Elles hurlent et scandent son nom, interminablement : « Zizou Zizou... »

Il ne constate pas : il devine.


« Si c'est toi, tu ne vois rien. »

Dugarry jaillit du banc de touche. Ils s'étreignent.

« Quand on te félicite, quand les autres t'embrassent, tu ne sais même pas qui est autour de toi.

Tu leur tapes la main, mais c'est tout.

Tu ne sais pas qui est là.

Tu es à l'intérieur de toi. Et seulement là.

Tu n'entends même pas le public.

Après seulement, tu réalises... »

Mi-temps.

« … Tu réalises que tu as marqué deux buts en finale de la Coupe du monde ! »





Ils sont partis à 2 heures du matin. Ils ont traversé Paris en liesse.

Partout, des drapeaux : aux balcons, dans les voitures, entre les mains des passants, dans les arbres…

« Il y avait mon nom sur l'Arc de Triomphe... »

Des millions de personnes hurlaient : « Zidane président ! »

On l'acclamait sur toutes les places publiques, de Marseille à Lille, dans les campagnes, dans les villages, au-delà des frontières.

A Bastia, il était fêté à coups de rafales de mitraillette – joyeuses et pacifiques.

La presse du monde entier s'apprêtait à le célébrer comme le meilleur joueur de son temps.

Des dizaines de bébés allaient naître, qui s'appelleraient Zinédine...


Mais il est assis sur une chaise, dans l'attente d'un appel important : sa femme.

Elle arrive de Turin. Il doit aller la chercher à l'aéroport.


Alors il décroche chaque fois que sonne le portable.

De la même voix basse et douce, il dit qu'il est occupé.

Il demande qu'on rappelle...



Источник:

Zinédine Zidane,
Dan Franck
LE ROMAN
D'UNE VICTOIRE
Éditions Robert Laffont-Plon,
Paris, 1999.






Express de Paris  

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