L'esprit de Paris  

AMOUR, DETTES ET ŒUFS EN NEIGE
Extraits de nouvelle d’Éric-Emmanuel Schmitt « Odette Toulemonde »



Elle était si vive, si impatiente, si enthousiaste qu’elle avait l’impression de s’envoler, quitter les rues de Bruxelles, échapper au couloir de façades, passer les toits pour rejoindre les pigeons dans le ciel.

Quiconque voyait sa silhouette légère dévaler le mont des Arts sentait que cette femme, dont une plume ornait les boucles de cheveux, avait quelque chose d’un oiseau…



Elle allait le voir !

Pour de vrai…

S’approcher de lui…

Le toucher peut-être, s’il lui tendait la main…

Calme-toi, Odette, calme-toi.



Au centre du magasin, trônant sur une estrade, auréolé par des spots qui l’éclairaient autant que les plateaux télévisuels dont il était familier, Balthazar Balsan se livrait à la séance de dédicaces avec une bonne humeur appliquée.

— Alors, madame, que puis-je pour vous ?

Odette fut si surprise par l’énergie virile avec laquelle il s’adressait à elle qu’elle en perdit instantanément ses moyens.

— Mm… Mm… Mm…

Incapable d’articuler un mot.

Balthazar Balsan la regarda sans la regarder, aimable de façon professionnelle.

— Avez-vous un livre sur vous ?

Odette ne bougea pas, quoiqu’elle détînt un exemplaire du Silence de la plaine contre sa poitrine.

— Voulez-vous que je vous signe le dernier ?

Au prix d’un effort colossal, elle parvint à esquisser un signe positif.

Il avança la main pour s’emparer du livre ; se méprenant, Odette recula, marcha sur la dame suivante, comprit sa méprise et brandit soudain le volume d’un geste brusque qui manqua le blesser à la tête.

— À quel nom ? C’est pour vous ?

Odette approuva du front.

— Quel est votre nom ? Votre prénom ?

Odette, risquant le tout pour le tout, ouvrit la bouche et murmura en déglutissant :

— … dette !

— Pardon ?

— … dette !

— Dette ?


De plus en plus malheureuse, étranglée, au bord de la syncope, elle tenta d’articuler une ultime fois :

— … dette !



Quelques heures plus tard, assise sur un banc, tandis que la lumière se grisait pour laisser l’obscurité remonter du sol au ciel, Odette ne se résolvait pas à rentrer à Charleroi.

Consternée, elle lisait et relisait la page de titre où son auteur préféré avait inscrit « Pour Dette ».

Voilà, elle avait raté son unique rencontre avec l’écrivain de ses rêves et ses enfants allaient se moquer d’elle…

Ils auraient raison. Existait-il une autre femme de son âge incapable de décliner son nom et son prénom ?

Sitôt qu’elle fut montée dans le bus, elle oublia l’incident et commença à léviter pendant le trajet de retour car, dès la première phrase, le nouveau livre de Balthazar Balsan l’inonda de lumière et l’emporta dans son monde en effaçant ses peines, sa honte, les conversations de ses voisins, les bruits de machines, le paysage triste et industriel de Charleroi.

Grâce à lui, elle planait.



De son côté, Balthazar Balsan passait une nuit beaucoup plus charnelle.

À minuit, le visage du critique littéraire redouté, Olaf Pims, apparut sur l’écran, et, par je ne sais quel instinct, Balthazar sentit immédiatement qu’il allait être agressé.

Derrière ses lunettes rouges – des lunettes de matador qui s’apprête à jouer du taureau avant de le tuer –, l’homme prit un air ennuyé, voire écœuré.

— On me demande de chroniquer le dernier livre de Balthazar Balsan.

D’accord. Si au moins cela pouvait être vrai, si l’on était sûr que c’est le dernier, alors ce serait une bonne nouvelle !

Car je suis atterré.

Du point de vue littéraire, c’est une catastrophe.

Tout y est consternant, l’histoire, les personnages, le style…

Se montrer aussi mauvais, mauvais avec constance, mauvais avec égalité, ça devient même une performance, c’est presque du génie.

Si l’on pouvait mourir d’ennui, je serais mort hier soir.



Dans sa chambre d’hôtel, nu, une serviette autour des reins, Balthazar Balsan assistait, bouche bée, à sa démolition en direct.



Depuis cette nuit, Odette avait relu trois fois Le Silence de la plaine et l’estimait un des meilleurs romans de Balthazar Balsan.

À Rudy, son fils coiffeur, elle finit par avouer sa rencontre ratée avec l’écrivain. Sans rire d’elle, il comprit que sa mère souffrait.

— Qu’attendais-tu ? Que voulais-tu lui dire ?

— Que ses livres ne sont pas seulement bons mais qu’ils me font du bien. Les meilleurs antidépresseurs de la Terre. Ils devraient être remboursés par l’Assurance maladie.

— Eh bien, si tu n’as pas su lui dire, tu n’as qu’à lui écrire.

— Tu ne trouves pas ça bizarre, que j’écrive, moi, à un écrivain ?

— Pourquoi bizarre ?

— Une femme qui écrit mal écrivant à un homme qui écrit bien ?

— Il y a des coiffeurs chauves !

Convaincue par le raisonnement de Rudy, elle s’installa dans le salon-salle à manger, remisa un instant ses ouvrages de plumes et rédigea sa lettre.



Cher monsieur Balsan,

Je n’écris jamais car, si j’ai de l’orthographe, je n’ai pas de poésie.

Or il me faudrait beaucoup de poésie pour vous raconter l’importance que vous avez pour moi.

En fait, je vous dois la vie.

Sans vous, je me serais tuée vingt fois.

Voyez comme je rédige mal : une fois aurait suffi !

Je n’ai aimé qu’un homme, mon mari, Antoine.

Il est toujours aussi beau, aussi mince, aussi jeune.

C’est incroyable de ne pas changer comme ça.

Faut dire qu’il est mort depuis dix ans, ça aide.

Je n’ai pas voulu le remplacer. C’est ma façon de l’aimer toujours.

J’ai donc élevé seule mes deux enfants, Sue Helen et Rudy.

Rudy, ça va, je crois ; il est coiffeur, il gagne sa vie, il est joyeux, gentil, il a tendance à changer de copains trop souvent mais bon, il a dix-neuf ans, il s’amuse.

Sue Helen, c’est autre chose. C’est une maussade.

Elle est née avec le poil hérissé. Même la nuit dans ses rêves, elle râle.

Elle sort avec un crétin, une sorte de singe qui bricole des mobylettes toute la journée mais qui ne ramène jamais un centime.

Depuis deux ans, il loge chez nous.

Et en plus, il a un problème… il pue des pieds.

Franchement, ma vie, avant de vous connaître, je la trouvais souvent moche, moche comme un dimanche après-midi à Charleroi quand le ciel est bas, moche comme une machine à laver qui vous lâche quand vous en avez besoin ; moche comme un lit vide.

Régulièrement la nuit, j’avais envie d’avaler des somnifères pour en finir.

Puis un jour, je vous ai lu.

C’est comme si on avait écarté les rideaux et laissé entrer la lumière.

Par vos livres, vous montrez que, dans toute vie, même la plus misérable, il y a de quoi se réjouir, de quoi rire, de quoi aimer.

Vous montrez que les petites personnes comme moi ont en réalité beaucoup de mérite parce que la moindre chose leur coûte plus qu’aux autres.

Grâce à vos livres, j’ai appris à me respecter. À m’aimer un peu. À devenir l’Odette Toulemonde qu’on connaît aujourd’hui : une femme qui ouvre ses volets avec plaisir chaque matin, et qui les ferme chaque soir aussi avec plaisir.

Vos livres, on aurait dû les injecter en intraveineuses…




À Paris l’attendait une descente en enfer.

Enfermé dans son immense appartement de l’île Saint-Louis, devant un téléphone qui ne sonnait pas, il considéra objectivement son existence et soupçonna l’avoir ratée.

Certes, il possédait un logement au cœur de la capitale qui faisait des envieux mais l’aimait-il vraiment ?

Rien sur les murs, sur les fenêtres, sur les étagères, sur les canapés, n’avait été choisi par lui : un décorateur s’en était chargé ; au salon, trônait un piano à queue dont personne ne jouait, dérisoire signe de standing ; son bureau avait été conçu pour paraître dans les magazines car Balthazar préférait écrire au café.

Il réalisait qu’il vivait dans un décor. Pire, un décor qui n’était pas le sien.

À quoi avait été consacré son argent ? À indiquer qu’il avait percé, qu’il s’était établi dans une classe dont il ne venait pas…

Rien de ce qu’il possédait ne l’enrichissait réellement quoique tout montrât qu’il était riche.

S’il en avait une vague conscience, ce décalage ne l’avait encore jamais rendu malade car Balthazar était sauvé par la foi qu’il avait dans son œuvre. Or celle-ci, aujourd’hui, était attaquée…

Lui-même doutait… Avait-il rédigé un seul roman valable ?

La jalousie constituait-elle l’unique raison de ces attaques ?

Et si ceux qui le condamnaient avaient raison ?



Il roula plusieurs kilomètres au hasard, hagard.

Où irait-il ? Peu importait.

Chaque fois qu’il imaginait se réfugier chez quelqu’un, à l’idée de devoir s’expliquer, il renonçait.

Garé sur une aire d’autoroute, il remuait un café trop sucré auquel le récipient communiquait sa saveur de carton lorsqu’il remarqua une grosseur dans la poche de son manteau en chamois.

Désœuvré, il ouvrit la lettre et soupira en notant que, le mauvais goût du papier ne suffisant pas, sa fan avait joint un cœur rouge en feutrine brodé de plumes à sa missive.

Il amorça sa lecture du bout des yeux ; en l’achevant, il pleurait…



Ce soir-là, Odette Toulemonde préparait une île flottante, le dessert favori de la féroce Sue Helen, sa fille, postadolescente affublée d’un appareil dentaire qui allait d’entretiens d’embauche en entretiens d’embauche sans décrocher un engagement.

Elle montait le blanc des œufs en neige en chantonnant lorsqu’on sonna à la porte d’entrée.

Contrariée d’être interrompue au cours d’une opération si délicate, Odette s’essuya rapidement les mains, ne prit pas le temps de couvrir la simple combinaison de nylon qu’elle portait, et, persuadée qu’il s’agissait d’une voisine de palier, alla ouvrir.

Elle demeura bouche bée devant Balthazar Balsan, faible, épuisé, mal rasé, un sac de voyage à la main, qui la dévisageait avec fébrilité en brandissant une enveloppe.

— C’est vous qui m’avez écrit cette lettre ?

Confuse, Odette crut qu’il allait la gronder.

— Oui… mais…

— Ouf, je vous ai retrouvée.


Odette demeura interdite pendant qu’il soupirait de soulagement.

— Je n’ai qu’une seule question à vous poser, reprit-il, j’aimerais que vous y répondiez.

Celle-ci, se frottant les mains d’embarras, n’osait parler de ce qui la turlupinait ; elle n’arriva pourtant pas à se retenir :

— Mes œufs en neige…

— Pardon ?

— Mon problème, c’est que j’étais en train de monter des œufs en neige et vous savez, les œufs en neige, si on attend trop, ils…


Balthazar Balsan, baissant les yeux vers le sol, demanda sans oser soutenir son regard, tel un enfant coupable :


— Me permettez-vous de rester chez vous ?

— Oui.

Mais vite, s’il vous plaît.

À cause de mes œufs en neige !



Источник:

Éric-Emmanuel Schmitt
ODETTE TOULEMONDE
et autres histoires

FrenchPDF
Albin Michel






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