L'esprit de Paris  

L’ANNÉE
DE LA LICORNE


L’année 2020 avec ses nombres doubles laissait présager un bonheur sans failles.

Deux nombres jumeaux, si beaux, au graphisme qui fait penser à deux cygnes nageant sur un lac, auguraient une année florissante.

Souvenons-nous : 1515 la France gagne Marignan, date ancrée dans nos mémoires, 1818, la France abolit la traite des noirs. 1919, traité de Versailles.

Aussi, je croyais fort que 2020 serait mon année, je trouvais que ces deux vingt côte à côte ressemblaient à la meilleure note que j’ai jamais eue.

Vingt sur vingt : l’excellence !

Mon horoscope de janvier me prédisait un avenir magnifique et l’amour en prime.

Tout faux. Cette « annus horribilis » où le monde entier a trinqué. Et pas autour d’un verre de champagne au moment des échanges de vœux !

L’intégralité de la planète a morflé à cause d’un vilain virus…




Le minuscule grain de sable qui grippe la machine. Ça arrive tout le temps.

Comme aujourd’hui, par exemple. Alors que je meurs d’envie de manger des crêpes, je viens de me rendre compte que je n’ai plus ni farine ni œufs.

C’est après avoir rempli mon attestation dérogatoire de sortie pour aller à l’épicerie du coin chercher ce dont j’ai besoin que j’ai su que c’était une journée à oublier.

Je l’ai compris au moment précis où, devant l’épicerie, ma basket blanche s’est profondément enfoncée dans la déjection molle du plus grand chien qu’il doit exister au monde.

La crotte qui fait déborder le vase.



Le pied droit !

Non pas que j’aurais préféré le gauche, mais au moins j’aurais pu me raccrocher à la superstition.

J’ai tenté d’en enlever un maximum en frottant ma chaussure le long du trottoir.

Je fulminais et jurais comme un garagiste qui a perdu sa clé de 12.

J’ai alors vu le sourire ironique du type qui arrivait face à moi.

Il portait un masque, mais ses yeux railleurs le trahissaient.

Il a ralenti à ma hauteur et je n’ai pu m’empêcher de le héler :

— Ça vous amuse de vous moquer du malheur des gens ?

— Oui, un peu, a-t-il répondu d’une voix grave teintée de malice, mais puis-je vous être utile ?



Un jour normal, un jour où j’aurais senti bon, j’aurais pu le trouver à mon goût avec son regard gris et ses longs cils. Vêtu d’un duffle-coat bien taillé, une écharpe nouée élégamment autour du cou, il était plutôt bel homme.

Cependant, je ne voyais pas comment il pouvait m’aider.

— Oui, vous pouvez me secourir en allant à l’épicerie pour moi, a grommelé une voix qui sortait de ma bouche. J’ai besoin de farine, d’œufs et de coquillettes.

Parfois, je me surprends moi-même.

Je voulais disparaître dans un trou de taupe.

— Pas besoin de papier toilette ? a-t-il demandé d’un air goguenard.

Devant mon regard interrogateur, il s’empresse d’ajouter :

— Excusez-moi, c’est une plaisanterie. Il paraît que lors du confinement, les gens se jettent sur les produits de base, comme les œufs, la farine et le…

J’ai levé les sourcils. Inutile de répondre à une telle goujaterie.

Un jour où j’aurais porté de jolis escarpins propres, j’aurais pu le trouver drôle.



Il m’a raccompagné devant ma porte en sortant de l’épicerie avec mes achats.

Un jour ordinaire, je lui aurais peut-être donné mon numéro, au cas où.

Je ne l’ai pas fait. Quelle cruche ! Cette année ne sera pas non plus l’année du grand amour.

De toute manière, je n’ai pas vu sa bouche. Il est peut-être édenté, ou ses lèvres sont trop fines, trop rouges, trop pâles, trop…

Et zut…



Je l’ai à peine remercié. Il est parti en me faisant une sorte de révérence ridicule. Mais tellement charmante…

J’ai lavé mes baskets à grande eau, des haut-le-cœur plein la gorge.

J’ai préparé la pâte à crêpes et ouvert une bouteille de cidre.

J’ai envie de tourner la page et oublier cette année chaotique.

Je souhaite qu’on puisse à nouveau voir les visages, embrasser les gens qu’on aime, se déplacer sans couvre-feu…

Désintégration du virus ; je me suis enroulée dans mon pyjama en pilou pour être confort devant une série sur Netflix et imaginer un monde plus serein.

Je vais m’empiffrer de crêpes à la confiture de groseilles.

Demain sera un autre jour…



À peine lovée sous mon plaid en mohair, la sonnerie de l’entrée me fait sursauter.

La concierge a cette fâcheuse habitude d’apporter le courrier en fin de journée, quand je rêve de tranquillité.

J’enfile mes gros chaussons, ceux avec une tête de licorne pour aller ouvrir.

— Bonsoir, j’espère que je ne vous dérange pas. Je voulais prendre des nouvelles de vos baskets.

Il est là, l’homme au duffle-coat, souriant de ses belles lèvres derrière un bouquet d’anémones.

Il est là, son regard amusé va de mes pieds à mon visage, en passant par mon pyjama pelucheux.

— Euh, vous avez un peu de confiture au coin de la bouche… ajoute-t-il tandis que moi, je regarde les licornes improbables au bout de mon infâme pyjama.

— Je crois qu’il y a assez de crêpes pour deux, si ça vous tente, dis-je en saisissant le bouquet qu’il me tend.



2021 s’annonce bien.

Plus de fausses promesses alléchantes.

Dans le nouveau chiffre on voit plutôt un clin d’œil, ironique mais infiniment tendre, couronné par une corne.


D’ailleurs, n’est-ce pas l’année de la licorne ?



Источник:

Louison
L’ANNÉE
DE LA LICORNE
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