L'esprit de Paris  

PROMENADES ET INTÉRIEURS







Prisonnier d’un bureau, je connais le plaisir
De goûter, tous les soirs, un moment de loisir.



Je rentre lentement chez moi, je me délasse
Aux cris des écoliers qui sortent de la classe ;

Je traverse un jardin, où j’écoute, en marchant,
Les adieux que les nids font au soleil couchant,

Bruit pareil à celui d’une immense friture.
Content comme un enfant qu’on promène en voiture,

Je regarde, j’admire, et sens avec bonheur
Que j’ai toujours la foi naïve du flâneur.








Champêtres et lointains quartiers, je vous préfère
Sans doute par les nuits d’été, quand l’atmosphère
S’emplit de l’odeur forte et tiède des jardins ;

Mais j’aime aussi vos bals en plein vent d’où, soudains,
S’échappent les éclats de rire à pleine bouche,
Les polkas, le hochet des cruchons qu’on débouche,

Les gros verres trinquant sur les tables de bois,
Et, parmi le chaos des rires et des voix

Et du vent fugitif dans les ramures noires,
Le grincement rythmé des lourdes balançoires.






Volupté des parfums ! – Oui, toute odeur est fée.
Si j’épluche, le soir, une orange échauffée,

Je rêve de théâtre et de profonds décors ;
Si je brûle un fagot, je vois, sonnant leurs cors,
Dans la forêt d’hiver les chasseurs faire halte ;

Si je traverse enfin ce brouillard que l’asphalte
Répand, infect et noir, autour de son chaudron,
Je me crois sur un quai parfumé de goudron,

Regardant s’avancer, blanche, une goélette
Parmi les diamants de la mer violette.




TABLEAU RURAL

Au village, en juillet. Un soleil accablant.
Ses lunettes au nez, le vieux charron tout blanc
Répare, près du seuil, un timon de charrue.

Le curé tout à l’heure a traversé la rue,
Nu-tête. Les trois quarts ont sonné, puis plus rien,
Sauf monsieur le marquis, un gros richard terrien,

Qui passe, en berlingot et la pipe à la bouche,
Et qui, pour délivrer sa jument d’une mouche,

Lance des claquements de fouet très campagnards
Et fait fuir, effarés, coqs, poules et canards.









Assis, les pieds pendants, sous l’arche du vieux pont,
Et sourd aux bruits lointains à qui l’écho répond,

Le pêcheur suit des yeux le petit flotteur rouge.
L’eau du fleuve pétille au soleil. Rien ne bouge.

Le liège soudain fait un plongeon trompeur,
La ligne saute. – Avec un hoquet de vapeur
Passe un joyeux bateau tout pavoisé d’ombrelles ;

Et, tandis que les flots apaisent leurs querelles,
L’homme, un instant tiré de son rêve engourdi,
Met une amorce neuve et songe : – Il est midi.






RYTHME DES VAGUES

J’étais assis devant la mer sur le galet.
Sous un ciel clair, les flots d’un azur violet,

Après s’être gonflés en accourant du large,
Comme un homme accablé d’un fardeau s’en décharge,
Se brisaient devant moi, rythmés et successifs

J’observais ces paquets de mer lourds et massifs
Qui marquaient d’un hourra leurs chutes régulières
Et puis se retiraient en râlant sur les pierres.

Et ce bruit m’enivrait ; et pour écouter mieux
Je me voilai la face et je fermai les yeux.

Alors, en entendant les lames sur la grève
Bouillonner et courir, et toujours, et sans trêve

S’écrouler en faisant ce fracas cadencé,
Moi, l’humble observateur du rythme, j’ai pensé

Qu’il doit être en effet une chose sacrée,
Puisque Celui qui sait, qui commande et qui crée,
N’a tiré du néant ces moyens musicaux,

Ces falaises au roc creusé par les échos,
Ces sonores cailloux, ces stridents coquillages,
Incessamment heurtés et roulés sur les plages

Par la vague, pendant tant de milliers d’hivers,
Que pour que l’Océan nous récitât des vers.




L’AMAZONE

Devant le frais cottage au gracieux perron,
Sous la porte que timbre un tortil de baron,

Debout entre les deux gros vases de faïence,
L’amazone, déjà pleine d’impatience,

Apparaît, svelte et blonde, et portant sous son bras
Sa lourde jupe, avec un charmant embarras.

Le fin drap noir étreint son corsage, et le moule ;
Le mignon chapeau d’homme, autour duquel s’enroule

Un voile blanc, lui jette une ombre sur les yeux.
La badine de jonc au pommeau précieux

Frémit entre les doigts de la jeune élégante,
Qui s’arrête un moment sur le seuil et se gante.

Agitant les lilas en fleur, un vent léger
Passe dans ses cheveux et les fait voltiger,

Blonde auréole autour de son front envolé :
Et, gros comme le poing, au milieu de l’allée

De sable roux semé de tout petits galets,
Le groom attend et tient les deux chevaux anglais.

Et moi, flâneur qui passe et jette par la grille
Un regard enchanté sur cette jeune fille,

Et m’en vais sans avoir même arrêté le sien,
J’imagine un bonheur calme et patricien,

Où cette noble enfant me serait fiancée ;
Et déjà je m’enivre à la seule pensée

Des clairs matins d’avril où je galoperais,
Sur un cheval très vif et par un vent très frais,

À ses côtés, lancé sous la frondaison verte.
Nous irions, par le bois, seuls, à la découverte ;

Et, voulant une image au contraste troublant
Du long vêtement noir et du long voile blanc,

Je la comparerais, dans ma course auprès d’elle,
À quelque fugitive et sauvage hirondelle.




LE RÊVE DU POÈTE

Ce serait sur les bords de la Seine. Je vois
Notre chalet, voilé par un bouquet de bois.

Un hamac au jardin, un bateau sur le fleuve.
Pas d’autre compagnon qu’un chien de Terre-Neuve

Qu’elle aimerait et dont je serais bien jaloux.
Des faïences à fleurs pendraient après des clous ;

Puis beaucoup de chapeaux de paille et des ombrelles.
Sous leurs papiers chinois les murs seraient si frêles

Que même, en travaillant, à travers la cloison
Je l’entendrais toujours errer par la maison

Et traîner dans l’étroit escalier sa pantoufle.
Les miroirs de ma chambre auraient senti son souffle

Et souvent réfléchi son visage, charmés.
Elle aurait effleuré tout de ses doigts aimés.

Et ces bruits, ces reflets, ces parfums, venant d’elle,
Ne me permettraient pas d’être une heure infidèle.

Enfin, quand, poursuivant un vers capricieux,
Je serais là, pensif et la main sur les yeux,

Elle viendrait, sachant pourtant que c’est un crime,
Pour lire mon poème et me souffler ma rime,

Derrière moi, sans bruit, sur la pointe des pieds.
Moi, qui ne veux pas voir mes secrets épiés,

Je me retournerais avec un air farouche ;
Mais son gentil baiser me fermerait la bouche.

– Et dans les bois voisins, inondés de rayons,
Précédés du gros chien, nous nous promènerions,

Moi, vêtu de coutil, elle, en toilette blanche,
Et j’envelopperais sa taille, et sous sa manche

Ma main caresserait la rondeur de son bras.
On ferait des bouquets, et, quand nous serions las

On rejoindrait, toujours suivis du chien qui jappe,
La table mise, avec des roses sur la nappe,

Près du bosquet criblé par le soleil couchant ;
Et, tout en s’envoyant des baisers en mangeant,


Tout en s’interrompant pour se dire : Je t’aime !
On assaisonnerait des fraises à la crème,

Et l’on bavarderait comme des étourdis
Jusqu’à ce que la nuit descende…

– Ô Paradis !



Источник:

François Coppée
PROMENADES
ET INTÉRIEURS

Texte libre de droits.






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