L'esprit de Paris  

ÊTRE MARINE


Debout sur la dune, je contemple l’horizon lointain.

Mon esprit vagabonde le long de cette immensité paisible, happé ici et là, par de minuscules voiliers.

Petites taches blanches sur l’étendue marine peinant à avancer. Et tandis que le vent soulève mes cheveux en un drapeau flottant, je reprends ma déambulation, laissant mon corps se balancer au rythme des vagues qui lèchent la plage.


Douce sensation que celle de sentir les rayons du soleil réchauffer ma peau.

Je ferme les yeux et goûte à sa lumière dorée à travers mes paupières diaphanes.

Des gouttes de couleur ambrée s’invitent en une ronde dansant le tempo des battements de mon cœur.

J’ancre cet instant délicieusement suspendu dans le temps de peur qu’il ne s’évapore trop vite.

Satisfaction bien furtive, car à peine éclose la voilà qui disparaît.




Je ressens de nouveau un vide à combler. Cette sensation même qui m’a amenée à traverser le monde pour tenter de rassasier mon insatiable curiosité.

Sans cesse en recherche d’aventures pour me faire frémir, de peur et de plaisir, à en rire, j’ai besoin de me tester, de me comprendre, de me prouver qui je suis.

De me trouver, ou peut-être simplement de me retrouver.



Devant moi se déploie l’immense plaine d’eau salée aux reflets azurés, majestueuse.

J’écarte les bras pour nourrir mon être de cet espace d’une infinie beauté.

Comment ai-je pu oublier ? Je me sens tel un coquillage échoué sur le sable.

Combien de temps s’est-il écoulé ?

Mes pieds s’enfoncent dans la douce chaleur de la colline mouvante, si émouvante de fragilité, balayée par le souffle des marées, et je me laisse glisser jusqu’au banc de grains de silice aux reflets de diamants.



Enveloppée d’un écrin d’odeurs marines, mes sens se réveillent à la caresse des embruns qui s’étalent sur le rivage.

J’avance et je sens.

Je ressens.

Je ressens l’appel de la mer.

Elle me parle.

J’avance et je sens le sable s’enfoncer sous mes pas.

De mon passage, il ne reste que de fragiles empreintes que la brise aura vite effacées, comme mes toutes expériences passées.



À la lisière de l'écume blanche, je retarde la rencontre avec la fraîcheur de cette dentelle éphémère.

Jeu d’enfant entre pointe de pied et pointe de langue aux bulles crépitantes.

La première des vagues qui m’attrapera aura gagnée, elle sera ma geôlière, je serai sa prisonnière, contrainte de la suivre dans son retrait.

Les règles sont ainsi établies, je ne peux m’y soustraire.



Déroutante amie mer, la voilà qui lance son attaque par surprise.

Elle m’immerge par mes voûtes plantaires.

Enlisée dans son piège, je me sens vaincue et je cède à son désir de la rejoindre.

Mes habits se font voile et s’envolent, emportés par le vent qui se lève.

Invitation sans condition à pénétrer dans l’étendue marine qui embrasse l’horizon.



J’entre plus encore dans ses flots et progresse jusqu’à me fondre en elle.

Glissant le long d’un récif, je me pose anémone et expose mes tentacules venimeux aux courants chauds dans l’espoir de capturer un innocent.

Je m’enchante de leur danse légère au flux et reflux des ondes insoumises bouillonnantes.

Un instant seulement, car trop bousculée par ce mouvement incessant je préfère quitter mon socle.

Je me fais alors murène, secrète discrète, et pars à la recherche d’un sombre recoin à l’abri du chahut, nageant langoureusement loin des eaux malmenées.

Je trouve en une crevasse un sanctuaire idéal pour me reposer, des parois lisses pour me frotter, me refaire une beauté.

Et j’attends.



L’obscurité me sied.

Juste le temps de m’ennuyer.

Je sors de mon trou et décide de parcourir les profondeurs à la recherche d’une fosse où disparaître.

Dans le noir le plus complet, les sens en ébullition, je m’illumine en faune abyssale aux couleurs chatoyantes.

Bleu, jaune, vert, rose, pourpre.

Me voici ainsi tour à tour corolle des mers exhibant sans pudeur mon estomac orangé sous ma peau translucide perlée, poulpe dévoilant sensuellement mes ventouses opalines à la recherche d’un partenaire, poisson-dragon arborant sournoisement mon barbillon lumineux pour leurrer mes proies, calmar, roi du camouflage au rayonnement hypnotique et autre chimère monstrueuse excentrique.



Une seule préoccupation à l’esprit : attirer l’attention sans me mettre en danger.

Je parcours ainsi toujours plus loin les profondeurs, détectant chaque contour par des sens inconnus jusque-là, alors que le froid et le poids de la colonne d’eau au-dessus de moi s’intensifie.

Enfin, je touche le fond, à l’écoute de cet environnement primitif.

Au loin, le chant des baleines me ramène à l’envie de partager, de regarder l’autre, de se frôler peau à peau.



Je sais que ma volonté est ma plus fidèle alliée pour trouver l’impulsion à un nouveau départ.

Alors je choisis d’être méduse.

Légère, translucide, aux allures frêles mais redoutablement armée, je remonte comme une montgolfière vers le banc de mes semblables, sous les pulsations de mon ombrelle, laissant derrière moi une délicate traîne mortifère de filaments urticants.

Mais face au bec tranchant d’une tortue Luth, mon destin est scellé.



Je n’abandonnerai pas si facilement.

Je deviens requin, dents aiguisées en de multiples rangées à l’affût de l’odeur d’une proie à dévorer.

Une présence amicale se glisse dans mon sillage.

Elle me désarme. La compagnie de mon poisson pilote, même silencieuse, égaie mon cœur de pirate.

Au-dessus de moi, des sillons de lumière tourbillonnent.

La surface est déjà là.



Je ne résiste pas à l’envie de me métamorphoser en reine de grâce.

Majestueuse raie manta, battant des ailes, l’aiguillon en retrait, dans un ballet féerique au milieu de mes sœurs.

Les rayons du soleil réchauffent ma peau écailleuse.

J’appelle à respirer de nouveau l’air chargé d’embruns.



Quoi de plus naturel que de me sublimer en dauphin !

Prédateur rieur, je siffle, je joue, je saute et je respire, l’évent grand ouvert.

Je respire l’air, je respire la joie d’être envie.

Je me délecte des senteurs de la terre apportées par le vent.

Finalement, elle me manque, celle qui me porte et me nourrit depuis ma naissance sans rien exiger de moi en retour, sauf de me baisser pour ramasser.



Je désire la retrouver, y enfouir mes pieds, et sentir la lourdeur de mon corps peser.

L’embrasser pour chaque don qu’elle m’a fait.

À la reconquête de ma mère nourricière, je me dissous totalement.

Je suis eau, fluide, insaisissable, filant à vive allure pour frapper les récifs sans retenue, et termine mon échappée, bulle débarquée par les vagues qui s’étirent sur le rivage.



Là, échouée sur le sable mouillé, je reprends forme humaine.

Et tandis que ma peau salée se couvre des mille couleurs des habitants de la mer, je goûte, pour quelques instants encore, les sensations aquatiques qui persistent dans ma chair avant de me relever.

Je suis terrestre et le resterai.



Je pars sans me retourner, portant comme unique tenue ma complexité, chaussée de mes ambiguïtés.

Je pars le cœur léger car je sais que je reviendrai explorer le creux du ventre de la mer, mère de la vie depuis quatre milliards d’années.

À la rencontre de mes souvenirs ancestraux oubliés dans l’espoir de combler le vide né de notre séparation…



Source :

Stéphanie Topoliantz
ÊTRE MARINE
Atramenta.Net






Express de Paris  

Проект студии "Darling Illusions"
© 2003 - 2021