L'esprit de Paris  

EN ATTENDANT
LE PRINTEMPS


extraits du roman
d’Ernest Hemingway
« Paris est une fête »




Le vent froid arrachait les feuilles des arbres sur la place de la Contrescarpe.

Les feuilles gisaient, détrempées, sous la pluie, et le vent cinglait de pluie les gros autobus verts, au terminus, et le café des Amateurs était bondé derrière ses vitres embuées par la chaleur et la fumée.

Toute la tristesse de la ville se révélait soudain, avec les premières pluies froides de l’hiver, et les toits des hauts immeubles blancs disparaissaient aux yeux des passants.

Il n’y avait plus que l’opacité humide de la nuit et les portes fermées des petites boutiques, celles de l’herboriste, du papetier et du marchand de journaux, la porte de la sage-femme - de deuxième classe - et celle de l’hôtel où était mort Verlaine et où j’avais une chambre, au dernier étage, pour y travailler.




Maintenant que la mauvaise saison était revenue, nous pourrions quitter Paris pour quelque temps et nous réfugier en quelque endroit où, au lieu de la pluie, la neige tomberait entre les pins, recouvrant la route et les hautes pentes, et à une altitude où nous pourrions l’entendre craquer, le soir, sous nos pas, au retour de nos promenades.

En deçà des Avants, il y avait un chalet où l’on pouvait prendre pension et être admirablement soigné, et où nous pourrions vivre ensemble, et emporter nos vieux livres, et passer les nuits, tous deux, bien au chaud, dans le lit, devant la fenêtre ouverte et les étoiles étincelantes.

C’était là que nous pourrions aller. Voyager en troisième classe ne coûterait pas cher. Le prix de la pension serait à peine plus élevé que nos dépenses parisiennes.

J’abandonnerais la chambre d’hôtel où j’écrivais et n’aurais à payer que l’infime loyer de l’appartement, 74, rue du Cardinal-Lemoine.

J’avais publié des articles dans un journal de Toronto, dont j’attendais le paiement. Je pourrais faire cette sorte de travail n’importe où et dans n’importe quelles conditions et nous avions assez d’argent pour le voyage.

Peut-être, loin de Paris, pourrais-je écrire sur Paris, comme je pouvais écrire à Paris sur le Michigan.

Je ne savais pas que c’était encore trop tôt parce que je ne connaissais pas encore assez bien Paris. Mais c’est ainsi que je voyais les choses, en l’occurrence.



Quand nous rentrâmes à Paris, le temps était sec et froid et délicieux.

La ville s’était adaptée à l’hiver, il y avait du bon bois en vente chez le marchand de bois et de charbon, de l’autre côté de la rue, et il y avait des braseros à la terrasse de beaucoup de bons cafés pour tenir les consommateurs au chaud.

Notre propre appartement était chaud et gai. Dans la cheminée nous brûlions des boulets, faits de poussière de charbon agglomérée et moulée en forme d’œufs, et dans les rues la lumière hivernale était merveilleuse.

On s’habituait à voir se détacher les arbres dépouillés sur le fond du ciel, et l’on marchait sur le gravier fraîchement lavé, dans les allées du Luxembourg, sous le vent sec et coupant.

Pour qui s’était réconcilié avec ce spectacle, les arbres sans feuilles ressemblaient à autant de sculptures, et les vents d’hiver soufflaient sur la surface des bassins et les fontaines soufflaient leurs jets d’eau dans la lumière brillante.



Toutes les distances nous paraissaient courtes, à notre retour de la montagne.

À cause du changement d’altitude, je ne me rendais plus compte de la pente des collines, sinon pour prendre plaisir à l’ascension, et j’avais même plaisir à grimper jusqu’au dernier étage de l’hôtel, où je travaillais dans une chambre qui avait vue sur tous les toits et les cheminées de la haute colline de mon quartier.

La cheminée tirait bien dans la chambre, où il faisait chaud et où je travaillais agréablement.

J’apportais des mandarines et des marrons grillés dans des sacs en papier. Quand j’avais achevé le travail de la journée, je rangeais mon cahier ou mes papiers dans le tiroir de la table et fourrais dans mes poches les oranges qui restaient. Elles auraient gelé si je les avais laissées dans la chambre pendant la nuit.



C’était merveilleux de descendre l’interminable escalier en pensant que j’avais eu de la chance dans mon travail.

Je travaillais toujours jusqu’au moment où j’avais entièrement achevé un passage et m’arrêtais quand j’avais trouvé la suite. Ainsi, j’étais sûr de pouvoir poursuivre le lendemain.

Mais parfois, quand je commençais un nouveau récit et ne pouvais le mettre en train, je m’asseyais devant le feu et pressais la pelure d’une des petites oranges au-dessus de la flamme et contemplais son crépitement bleu.

Ou bien je me levais et regardais les toits de Paris et pensais : « Ne t’en fais pas. Tu as toujours écrit jusqu’à présent, et tu continueras. Ce qu’il faut c’est écrire une seule phrase vraie. Écris la phrase la plus vraie que tu connaisses. »



En descendant l’escalier, quand j’avais bien travaillé, aidé par la chance autant que par ma discipline, je me sentais merveilleusement bien et j’étais libre de me promener n’importe où dans Paris.

Si je descendais, par des rues toujours différentes, vers le jardin du Luxembourg, l’après-midi, je pouvais marcher dans les allées, et ensuite entrer au musée du Luxembourg où se trouvaient des tableaux dont la plupart ont été transférés au Louvre ou au Jeu de Paume.

J’y allais presque tous les jours pour les Cézannes et pour voir les Manets et les Monets et les autres Impressionnistes.

Les tableaux de Cézanne m’apprenaient qu’il ne me suffirait pas d’écrire des phrases simples et vraies pour que mes œuvres acquièrent la dimension que je tentais de leur donner.

J’apprenais beaucoup de choses en contemplant les Cézannes mais je ne savais pas m’exprimer assez bien pour l’expliquer à quelqu’un.

En outre, c’était un secret.



Il y avait plusieurs chemins pour descendre, du haut de la rue du Cardinal-Lemoine, à la Seine.

Le plus court était de suivre la rue, tout simplement, mais elle était raide et, une fois en terrain plat, lorsque vous aviez traversé le bas du boulevard Saint-Germain, très encombré en cet endroit, vous débouchiez sur une partie morne et venteuse des quais, avec la halle aux Vins à votre droite.

De l’autre côté du bras de la Seine, se trouvait l’île Saint-Louis avec ses rues étroites, ses vieilles maisons hautes et majestueuses, et vous pouviez vous y rendre directement ou bien tourner à gauche et longer le fleuve.



Il était plus facile de réfléchir en marchant ou en faisant quelque chose ou en voyant les gens faire quelque chose qui était de leur ressort.

À la pointe de l’île de la Cité, au-dessous du Pont-Neuf, où se trouvait la statue d’Henri IV, l’île finissait en pointe comme l’étrave aiguisée d’un navire, et il y avait là un petit parc, au bord de l’eau, avec de beaux marronniers, énormes et largement déployés, et dans les trous et les remous qu’engendrait le mouvement de l’eau contre les rives.

Il y avait d’excellents coins pour la pêche. On descendait dans le parc par un escalier pour regarder les pêcheurs qui se tenaient là et sous le grand pont.

Les endroits poissonneux changeaient selon le niveau du fleuve, et les pêcheurs utilisaient de longues cannes mises bout à bout, mais péchaient avec de très bons avançons, des engins légers et des flotteurs de plume et ils amorçaient leur coin de façon fort experte.

Ils attrapaient toujours quelque chose et faisaient souvent de fort bonnes pêches de goujons. Ceux-ci se mangent frits, tout entiers, et je pouvais en dévorer des platées.

Leur chair était tendre et douce, avec un parfum meilleur encore que celui de la sardine fraîche, et pas du tout huileuse, et nous les mangions avec les arêtes, sans rien en laisser.



L’un des meilleurs endroits, pour en manger, était un restaurant en plein air, construit au-dessus du fleuve, dans le Bas-Meudon. Nous y allions quand nous avions de quoi nous payer un petit voyage hors du quartier.

On l’appelait « La Pêche miraculeuse » et l’on y buvait un merveilleux vin blanc qui ressemblait à du muscadet. Le cadre était digne d’un conte de Maupassant, et l’on y avait une vue sur le fleuve, comme Sisley en a peint.

Mais ce n’était pas la peine d’aller si loin pour déguster une friture de goujons. Il y en avait de délicieuses dans l’île Saint-Louis.



Avec les pêcheurs et la vie sur le fleuve, les belles péniches et leurs mariniers, vivant à bord, les remorqueurs avec leurs cheminées qui se rabattaient d’avant en arrière au passage des ponts, tirant tout un train de péniches, les grands ormes sur les berges de pierre, le long du fleuve, les platanes, et, par endroits, les peupliers, je ne pouvais jamais me sentir seul au bord de la Seine.

Il y avait tant d’arbres dans la ville, que vous pouviez voir le printemps se rapprocher de jour en jour jusqu’au moment où une nuit de vent chaud l’installerait dans la place, entre le soir et le matin.

Parfois d’ailleurs les lourdes pluies froides le faisaient battre en retraite et il semblait qu’il ne viendrait jamais et que ce serait une saison de moins dans votre vie.



C’était le seul moment de vraie tristesse à Paris, car il y avait là quelque chose d’anormal.

Alors, en descendant la rue, je dépassais le lycée Henri-IV et la vieille église Saint-Étienne-du-Mont et la place venteuse du Panthéon, tournais à droite, en quête d’un abri et finalement parvenais au boulevard Saint-Michel, sur le trottoir protégé du vent, et je poursuivais mon chemin, descendant au-delà de Cluny, traversant ensuite le boulevard Saint-Germain, jusqu’à un bon café, connu de moi, sur la place Saint-Michel.

C’était un café plaisant, propre et chaud et hospitalier.



Un jour, comme d’habitude, je pendis mon vieil imperméable au portemanteau pour le faire sécher, j’accrochai mon feutre usé et délavé à une patère au-dessus de la banquette, et commandai un café au lait.

Le garçon me servit et je pris mon cahier dans la poche de ma veste, ainsi qu’un crayon, et me mis à écrire.

J’écrivais une histoire que je situai, là-haut, dans le Michigan, et comme la journée était froide et dure, venteuse, je décrivais dans le conte une journée toute semblable.

Une fille entra dans le café et s’assit, toute seule, à une table près de la vitre. Elle était très jolie, avec une peau toute fraîche de pluie.

Ses cheveux étaient noirs comme l’aile du corbeau et coupés net et en diagonale à hauteur de la joue.

Je souhaitai pouvoir mettre la fille dans ce conte ou dans un autre, mais elle s’était placée de telle façon qu’elle pût surveiller la rue et l’entrée du café, et je compris qu’elle attendait quelqu’un. De sorte que je me remis à écrire.

Le conte que j’écrivais se faisait tout seul et j’avais même du mal à suivre le rythme qu’il m’imposait.

Puis le conte fut achevé. Je relus le dernier paragraphe et levai les yeux et cherchai la fille, mais elle était partie.

J’espère qu’elle est partie avec un type bien, pensai-je.


Je t’ai vue, mignonne, et tu m’appartiens désormais, quel que soit celui que tu attendais et même si je ne dois plus jamais te revoir, pensais-je.


Tu m’appartiens.

Et tout Paris m’appartient

Et j’appartiens à ce cahier et à ce crayon…



Source :

Ernest Hemingway
PARIS
EST UNE FÊTE

Traduit de l’anglais
par Marc Saporta

Ernest Hemingway Ltd, 1964.
Éditions Gallimard, 1964, pour la traduction française.