L'esprit de Paris  

LES AUTRES GENS


Ce sont les angoisses qui reviennent danser.

C’est la saison du bal.

Vous regardez par la fenêtre.

Et à travers elle, une fenêtre.


Non, vous ne comptez pas vous lancer dans un exercice impromptu de métaphysique ; c’est simplement que ce qu’il y a en face de votre fenêtre, et bien c’est une autre fenêtre sur la façade du bâtiment voisin, encore illuminée malgré l’heure tardive.

Vous aviez envie de prendre l’air, de vous débarrasser de cette sensation d’étouffer qui vous poursuit entre vos quatre murs, de sentir du vent sur votre visage fatigué.

Car il est des fois où vous avez besoin de quelque chose d’aussi simple, d’aussi élémentaire qu’un souffle sur votre peau pour vous rappeler que vous êtes… vivant.




Alors vous avez ouvert votre fenêtre, et comme il ne sert pas toujours de regarder en l’air pour trouver les étoiles en pleine ville, vos yeux sont attirés par la lueur d’en-face.

L’illumination anonyme d’une ampoule de l’autre côté de la cour qui, dans l’état d’esprit où vous êtes, pourrait tout aussi bien représenter la couleur d’un nouvel horizon s’étendant sur un monde inconnu.

Contrairement à ce que l’on croit, il n’y a pas besoin de voyager à l’autre bout du monde ou de monter dans une navette spatiale pour voir un nouveau monde.

Non, nul besoin de jungle impénétrable.

Là, ce n’est qu’une rangée de géraniums ayant connu des jours meilleurs qui se dressent devant la vitrine de l’inconnu, sur un rebord en granit d’où pend une mangeoire à oiseaux.

À dix mètres en face de vous, un autre immeuble, un autre appartement, une autre fenêtre.

Et pourtant plus lointain que l’extrémité du globe.



En fait, vous en savez plus sur les mœurs de peuplades éloignées que sur la vie des êtres humains dont vous partagez la cour.

Qui sont-ils ? Que font-ils ? D’où viennent-ils, et où vont-ils ?

Ce ne sont pour vous que de vagues silhouettes sombres qui glissent derrière leur vitre comme des fantômes, des silhouettes spectrales déphasées par rapport à votre propre quotidien, à votre propre monde.

À quoi pensent-ils, ces gens que vous ne connaissez pas ?

Regardent-ils à travers leur fenêtre pour se poser pareilles questions sur leurs voisins ?

Probablement que non. À leurs voisins, ils ont sûrement plutôt tendance à demander du sucre, et leurs questions trouvent sûrement des réponses plus pratiques que les vôtres.

Ils sont occupés à vivre leur vie, jour après jour, nuit après nuit.

Des figurants du théâtre de votre propre existence, mais dont les buts sont sûrement plus significatifs que tout ce qui pourrait bien vous passer par la tête.

Et Dieu sait ce qui peut y passer d’étrange…



Ces gens-là savent-ils où ils vont ?

Vous aimez à le croire.

Vous avez besoin de le croire.

De vous dire que la plupart des êtres ont trouvé leur but et s’emploient à le réaliser.

Parce que cela vous permet d’espérer.

C’est la possibilité infime qu’un jour, ce soit vous qui deveniez l’anonyme derrière la fenêtre d’un autre.



Vous voilà dans le train, avec le même paysage qui défile derrière les vitres, paysage que vous connaissez par cœur.

Avec les enfants qui récitent indéfiniment la liste des arrêts pour prouver à leurs parents que l’école leur apprend effectivement à lire.

Avec les vieux qui toussotent, les jeunes qui écoutent de la (mauvaise) musique très fort et les vaches qui vous regardent passer de l’œil typiquement décomplexé des bovins.

Et puis il y a la fille du train.



La fille du train, toute personne prenant un transport public (train, bus, métro, tramway…).

La fille du train, c’est celle que vous ne connaissez ni d’Eve ni d’Adam, mais qui fait pourtant partie de votre univers d’une manière étrange et plus concrète que vous ne pouvez l’expliquer.

La fille du train n’est pas forcément plus jolie qu’une autre. Mais c’est elle qui retient votre attention.

C’est la façon dont elle plisse sa jupe lorsqu’elle s’assoit, la manière dont elle rattache ses cheveux ou le sourire qu’elle adresse au contrôleur qui fait sa ronde.

Vous ne savez rien d’elle. La fille du train est une parfaite inconnue.

Jamais vous ne lui avez adressé la parole, et sans doute ne la lui adresserez-vous jamais.

Et pourtant, lorsqu’elle monte et vient prendre sa place dans le wagon, parfois même en face de vous, elle devient le centre de votre univers sur rails.



Pourquoi elle et pas une autre ?

Vous n’en savez rien.

Comme une fée descendue dans le royaume des mortels le temps d’un voyage.

La fille du train n’est pas une fille que vous pourriez séduire. Elle est hors de votre portée.

La fille du train représente, le temps de quelques stations, un questionnement.

Sur ce que vous seriez devenu si vous l’aviez rencontrée.

Elle incarne la possibilité d’une vie différente.



Et que la vôtre vous satisfasse ou non, vous ne pouvez jamais vous empêcher de vous poser l’éternelle question « et si »…

Et si elle m’avait adressé la parole…

Et si une femme comme elle était entrée dans ma vie…

Et si, du coup, ma vie avait pris un autre chemin…

Et ainsi de suite.

Jusqu’à ce que le conducteur marmonne d’une voix inintelligible dans les haut-parleurs (vous êtes persuadé qu’on leur donne des cours pour ne pas se faire comprendre par des usagers, ou qu’ils n’engagent que des chauffeurs avec de graves soucis d’élocution) que votre station est la suivante sur le trajet.

Et jusqu’au bout, vous regardez la fille du train.



Puis vous descendez sur le quai, et la magie disparaît.

Vous revoilà dans la vraie vie.

La vôtre.

Qu’elle vous plaise ou non n’a aucune importance.

Et vous savez que la fille du train n’est qu’un rêve, un fantasme irréalisable d’une autre vie.

Juste pour savoir ce que cela aurait donné.

Mais comme toutes les fées, elle est inaccessible.

Parce que les fées n’existent pas.



Et vous voilà une fois de plus perdu dans vos pensées, entre le rayon des produits laitiers et celui des articles de plage.

Face à vous, des dizaines de yoghourts de toutes les tailles, de toutes les saveurs et de toutes les couleurs que vous contemplez d’un air légèrement ahuri, une boîte de petits pois – votre premier article arraché aux rayons aujourd’hui – entre les mains.

Entre les petits suisses multicolores et les coupes au chocolat dépourvu de matières grasses (à quoi bon manger du chocolat, alors ?), vous êtes attiré comme par un aimant par un pack de petits gobelets d’un jaune orangé où une mascotte ressemblant au résultat de l’expérience d’un généticien fou sur les fruits et légumes clame fièrement en grosses lettres « bananes-carottes ».

Vous mourriez d’envie de manger un bon yoghourt à la banane. Et voilà que des fous ont décidé d’y rajouter des carottes.

Avec un soupir, vous vous emparez sans conviction des bananes-carottes et vous vous dirigez vers les caisses à la suite de vos semblables pressés, de leurs enfants caractériels et de leurs aînés dont la vitesse de croisière atteint bien les deux pas minute.

Sans réfléchir, vous vous placez dans la file de la caisse numéro huit.



Vous aimez bien la caisse numéro huit, parce que la jeune vendeuse qui s’y trouve tous les matins vous fait toujours un joli sourire lorsqu’elle tipe vos éternels biscuits à la framboise ou les litres d’eau que vous avalez chaque semaine.

Aujourd’hui, elle est ravissante dans la chemise blanche légèrement échancrée que sa veste aux couleurs du magasin, ouverte, laisse apercevoir.

Elle sourit au vieux monsieur qui se trouve devant vous en lui tendant un sac dans lequel il range une à une ses prises de la journée ; par réflexe, vous vous jetez en arrière lorsqu’il tourne brusquement la tête vers vous pour tousser comme une vieille locomotive.

Enfin, il demande un paquet de cigarettes que la caissière lui donne en lui faisant gentiment la morale, paie et s’en va en clopinant tandis que ses poumons luttent pour aspirer la moindre bouffée de l’air climatisé du magasin.



C’est à vous, et sur le tapis de caisse défilent votre boîte de petits pois et vos yoghourts au mélange douteux…

« Bananes-carottes ? Ils font vraiment des trucs comme ça ? Et ben… »

Vous bredouillez quelques monosyllabes, vous sentant coupable sans trop savoir pourquoi.

« Vous êtes la première personne que je vois en acheter. »

Elle sourit, et dégage d’une main fine la mèche de cheveux noirs qui lui barrait le front tandis que vous restez là, incapable de trouver quoi répondre.

Incapable d’avoir une conversation banale avec un autre être humain pratiquement inconnu.



Elle fronce les sourcils, comme inquiète :

« Vous, vous n’avez pas l’air bien aujourd’hui. »

Surpris, vous ouvrez à demi la bouche, mais elle ne vous laisse pas poser la question :

« Ça fait depuis le début de la semaine que je vous observe, et si vous en êtes aux euh… bananes-carottes, c’est qu’il y a quelque chose qui ne va pas. »



Terrorisé par cette affirmation on ne peut plus vraie, vous essayez désespérément de vous faire tout petit tandis que le monde derrière vous s’impatiente.

La caissière les foudroie du regard :

« Du calme, on peut bien papoter, non ? Vous n’êtes pas tous derrière une caisse toute la journée… »

« J’ai trois enfants ! » clame d’un air hautain la femme d’âge mûr qui se trouve juste derrière vous.

« C’est bien dommage pour eux. »

Et, avant que la femme ne puisse rétorquer, c’est devant son air outré que la caissière pose bruyamment la petite barre sur laquelle il est noté « fermé ».

Puis, insensible aux grommellements et aux cris d’indignation des clients forcés de changer de file, elle tipe vos articles.

Vous restez là, interdit, serrant contre votre cœur petits pois et bananes-carottes comme si votre vie en dépendait.



Vous étiez venu chercher des petits pois et des yoghourts à la banane.

Et comme il n’y avait plus que des bananes-carottes, c’est ainsi qu’elle entra dans votre vie.

Depuis, vous en achetez toutes les semaines.



Plaisir coupable d’une nuit sans sommeil…

Vous tapotez nerveusement l’accoudoir de votre fauteuil gris habituel, véritable piège tellement il est confortable.

Vous aimeriez bien croire que vous lui êtes unique, et qu’il n’y a que les courbes de votre corps qu’il épouse avec autant de talent, mais vous savez pertinemment qu’il s’agit d’un fauteuil facile qui n’hésite pas à faire de même avec chacun de ses occupants tout en les faisant se sentir unique.

Après tout, vous n’êtes pour lui qu’une paire de fesses parmi tant d’autres…



Ouais. Super. Vous n’avez pas besoin de faire un dessin pour expliquer la situation : vous n’arrivez pas à dormir.

Les fameuses angoisses… Voilà un moment qu’elles ne vous avaient pas rendu visite celles-là.

Du coup, vous êtes un peu étonné qu’elles vous retombent dessus comme le papier peint de la salle de bain.

Perdu dans vos pensées, vous ne savez même pas pourquoi vous l’avez allumé, votre ordinateur.

En fait, c’est devenu une sorte de réflexe moderne qui vous effraie.

Vous ne savez pas quoi faire ? Zou, vous allumez le pc !

Alors que vous avez des bouquins à lire, des textes à écrire et tant d’autres choses à faire, vous vous retrouvez à errer bêtement sur le net, à relire les mêmes informations et à, avouons-le, perdre votre temps.

C’est terrifiant.



Vous esquissez un sourire…et manquez vos étouffer sous la surprise lorsque deux bras viennent entourer vos épaules pour plaquer les mains froides qu’ils ont au bout contre votre torse.

« Tu ne dors pas ? »

Parfois, la perspicacité de la créature de vos rêves vous étonne, tout comme les phrases toutes faites que les gens emploient.

Évidemment, vous ne dormez pas assis !

Vous préparez une remarque acide.

Vous allez ouvrir la bouche, vous allez lâcher la bombe, persuadé que c’est la seule chose à faire…

… lorsque votre compagne ferme délicatement l’écran de votre ordinateur pour venir vous embrasser dans le cou.



Vos mains se glissent sous votre vieux t-shirt qu’elle porte en guise de nuisette et dont elle dit tant aimer la fragrance rassurante.

Et soudain, vous n’avez plus peur.

Vous vous sentez bien.

Les angoisses ne sont pas parties, elles reviendront sans doute.

Mais vous êtes enfin chez vous…



Source :

Philippe Moret
HISTORIETTES

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