L'esprit de Paris  

ELLE EST BONNE, LA VIE !


Enfin direction Paris !

Certes, Rosalie a appris à aimer les longues journées des belles saisons, les promenades dans la nature, les jeux dans le parc, les siestes à l’ombre des grands arbres majestueux. Mais le soir venu, il lui manque l’animation des rues de la ville, même si elle ne peut jamais s’y mêler.


À la campagne, les nuits sont interminables et les soirées solitaires dans l’appartement des enfants.

Rosalie n’aime pas les délaisser et rejoint rarement les autres membres du personnel.

Heureusement, Rosalie aime la lecture et sait occuper ses moments de liberté à des ouvrages de broderie ou de couture, comme sa mère le lui a enseigné. De plus, depuis que Mademoiselle Marguerite le lui a demandé, elle se donne le plaisir d’habiller sa belle poupée de porcelaine, plaisir d’autant plus grand que le budget alloué par Madame pour ce projet permet de choisir les plus exquises soieries, aux tons pastel, et les fines dentelles que Rosalie va choisir au Bazar de l’Hôtel de Ville.

Rosalie a épuisé son stock de tissu et elle a hâte de retrouver ce grand magasin où elle emmène Mademoiselle Marguerite et parfois aussi Monsieur Georges, puisqu’ils passent alors par le rayon des jouets et que le petit garçon a alors le droit de choisir un jeu.

Dans ce cas-là, Josette, la femme de chambre de Madame, garde le bébé, Mademoiselle Sophie, trop jeune pour ce genre de sortie.



Dans la valise de cuir, Rosalie dépose les dernières affaires personnelles, les siennes, celles de « ses petits », le plus gros étant déjà emballé par la femme de chambre dans une malle qui sera placée sur le toit de la voiture chargée de ramener le personnel à l’hôtel particulier parisien.

Bénéficiant d’un statut spécifique de par son rôle auprès des enfants, elle voyagera dans la voiture de Madame, tandis que Monsieur les accompagnera sur son cheval personnel.

La présence de leurs maîtres empêchera les allusions grossières du cocher, Justin, mais Rosalie sait qu’il lorgnera sur le mollet qu’elle devra découvrir un peu, en soulevant sa jupe pour grimper dans la voiture.

Rosalie n’aime pas cet homme brutal, qui semble considérer que les femmes doivent être menées comme ses chevaux. Elle préfère la discrétion presque indifférente de Peter, le valet de chambre anglais de Monsieur.

Mais c’est sans compter avec la prestance de Victor, le majordome. Rosalie ne peut s’empêcher de piquer un fard en pensant à lui, bien que, au grand jamais, rien dans l’attitude de cet homme n’ait pu provoquer les sentiments qu’elle ne peut éviter d’éprouver.

Il est si beau ! Enfin, à ses yeux de jeune fille encore très naïve, évidemment.

Elle n’a jamais le droit de sortir le soir, d’aller danser comme le font certains membres du personnel. Elle se doit à « ses enfants » vingt-quatre heures sur vingt-quatre et ne songe même pas à déroger à cette règle.

Elle n’a donc jamais l’occasion de fréquenter des garçons de son âge.



Alors Victor, avec son attitude impérative, son œil exercé interdisant tout défaut dans l’organisation de la vie tant au château qu’à l’hôtel particulier, ajoute à sa prestance impeccable, le prestige d’être le maître auprès du Maître, et davantage que lui, le grand officier de l’ordre des choses.

Rosalie aimerait parfois qu’il daigne jeter un regard sur elle, autrement que pour lui reprocher les gamineries de ses petits protégés, elle voudrait qu’il s’accorde le droit de rire avec elle de leurs espiègleries, mais Victor reste imperturbable, à peine indulgent pour la jeunesse des enfants, tout juste condescendant pour la peine qu’elle se donne à leur éducation.

Hélas, elle ne sait que rougir lorsqu’il lui adresse un mot de reproche, ou une critique glaciale. Cependant, Rosalie s’attarde peu à ces considérations. Elle a tant à surveiller, préparer, nettoyer : trois enfants, c’est beaucoup de travail !



Mademoiselle Marguerite, qui va sur ses sept ans, n’a pas du tout l’âge de raison et elle adore se déguiser, en particulier avec les vêtements de sa bonne : Rosalie ne peut s’empêcher de rire en voyant la fillette coiffer son bonnet à rubans, tantôt roses, tantôt bleu ciel, ou jaune pâle, insigne de sa mission.

Elle doit donc souvent le laver et le repasser pour être impeccable lorsqu’il s’agit d’emmener les enfants au Jardin des Tuileries.

Souvent, Rosalie appellerait volontiers la petite fille « Margot », mais elle se retient : elle sait que Madame déteste les diminutifs ou les surnoms.

Monsieur Georges, lui, est encore un gros poupard qu’il faut discipliner sur sa gourmandise et sa paresse. Il rechigne à apprendre à ranger ses chaussures dans le placard et à aligner les bâtonnets de son jeu de calcul.

Cependant, il n’est jamais le dernier lorsqu’il faut emmener son bateau pour le mettre à voguer sur les bassins du jardin, à l’ombre des murailles du Palais du Louvre.

Rosalie le verrait bien capitaine au long cours comme dans les livres qu’elle leur lit, le soir au coucher, afin qu’ils fassent de beaux rêves.

Mais elle se garde bien d’influencer ce jeune esprit encore si tendre.

Enfin, Mademoiselle Sophie, à laquelle on s’adresse encore sans « mademoiselle » et que l’on tutoie souvent. C’est le bébé que l’on habille comme une poupée, qui n’use pas encore ses mignonnes chaussures de cuir souple et qui trône comme une reine dans sa poussette aux grandes roues lorsqu’il est temps de se promener.

Rosalie aime pousser la petite voiture. Dans les rues, les larges arabesques des arceaux de la suspension permettent d’éviter les secousses dues aux pavés : Monsieur Mac Adam n’a pas encore recouvert les chaussées et les trottoirs de son invention noire et collante.

Au jardin, lorsque Rosalie s’assied sur un banc après avoir allongé le dossier de la poussette, cette suspension souple permet de bercer la petite fille pour sa sieste sous la capote relevée.

Elle peut alors sereinement surveiller la grande sœur et le grand frère tandis qu’ils jouent au cerceau, à la marelle ou à la balle.



Allons, allons ! Il est temps de saluer ceux qui restent au château toute l’année.

D’abord, Madame Mélanie, la grosse cuisinière, celle qui concocte de si bons ragoûts et des soupes aux légumes innombrables, le tout accommodé avec les fines herbes venant du jardin de Monsieur Ferdinand.

Mélanie adore aussi la pâtisserie, autant pour la préparer que pour la déguster. Elle sait très bien ce que les petits enfants aiment et elle leur propose des goûters fantastiques que Rosalie est obligée de régenter pour éviter les indigestions.

Mademoiselle Marguerite et Monsieur Georges embrassent cette femme de bon cœur et elle leur rend leurs étreintes avec des larmes de tendresse dans ses yeux.



Ensuite, c’est le tour du potager, où Ferdinand veille sur ses citrouilles qui rejoindront la ville dans les prochaines semaines pour être dégustées selon les recettes de la cuisinière attitrée de l’hôtel particulier.

Ferdinand est le maître des lieux et comme son épouse, Mélanie, il sait accueillir les visiteurs dans son domaine avec toute la bonhommie dont il est capable. Il aime à faire goûter et respirer les plantes, légumes et fruits dont il a la charge.

Mademoiselle Marguerite et Monsieur Georges adorent jouer à cache-cache entre les rangs de haricots et les plants de tomates, ils jouent avec l’eau du bassin sous prétexte d’arroser les semis et ramènent des bouquets de fleurs qu’ils offrent à leur maman.

Rosalie aime beaucoup aussi Mélanie et Ferdinand : ils sont comme des parents pour elle, et lui rappellent son père et sa mère, qui restent en ville toute l’année.



Alfred Martin est le bottier attitré de Monsieur, tandis que sa femme, Léonie, née Duval, est devenue la couturière préférée de Madame et de ses amies. Elle sait leur coudre des robes à la mesure de leurs désirs.

C’est grâce à eux, que Rosalie a obtenu de devenir la bonne de « ses enfants » auxquels elle est attachée comme une mère.

Pour rien au monde, elle ne changerait sa vie.


Certes, ils vont grandir, sans doute partir.

Refusant de penser à un futur encore lointain, elle n’espère qu’une chose : devenir la bonne des enfants de ses enfants !

Oui, décidément, Rosalie Martin est heureuse.



Source :

Rachel Decarreau
RUE DES ARCHIVES

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