L'esprit de Paris  

ESPRIT ET ESTOMAC
intermède sentimental


Lettre à Émilie, sur la mythologie. – Écrite en avril. – La foire aux jambons.




– Ah ! Émilie, je vous ai bien aimée ! – Mayence et Bayonne. – Le printemps est une mauvaise saison pour la cuisine. – Le rôti d’agneau. – La noisette aquatique.

Cela devait finir ainsi, madame, – et, pour ma part, je n’en ai aucun regret. Quel plus heureux dénoûment à un amour brisé que celui qui s’opère par la grâce de ces quatre merveilleuses paroles : Le dîner est servi !

Hélas ! oui, madame, le dîner est servi et bien servi.



Vous rappelez-vous ces après-midi passées auprès de vous à la campagne, et comme je maudissais la cloche qui nous rappelait dans la salle à manger ? – Aujourd’hui je reviens de la foire aux jambons ; il y avait d’admirables sujets.

C’est en avril que je vous ai connue pour la première fois ; tous les arbres étaient en fleurs comme à présent, moitié neiges, moitié roses ; les buissons s’essayaient à la verdure ; mais que de maigreurs encore, que de frissons, quel soleil indécis et clignotant !

Et cependant on sentait circuler partout le mystérieux attrait des juvénilités. – Avril est de retour ; je retrouve toutes mes sensations, visibles comme des marguerites sous l’herbe rare ; mais d’autres sensations viennent s’y joindre : « Semer céleri, cardons et choux de Milan ; étêter les premiers pois ; rechausser les fèves semées en février ; œilletonner les artichauts. »



Il n’entre aucune raillerie dans ce que je vous dis là, madame. Je ne plaisante jamais sur l’amour, non plus que sur les biens de la terre. – Quant à ma nouvelle incarnation, je ne m’en fais pas un mérite.

La gastronomie était en moi ; après avoir sommeillé pendant quelque temps, elle se réveille – et elle éclate !

J’ai changé de poésie, ou plutôt j’ai conquis un rythme de plus.

Les splendeurs de la nutrition ont désormais en moi un nouveau barde.

Incomplet autrefois, mon esprit s’est agrandi en même temps que mon estomac.

J’aime la vie maintenant, en raison des moyens qui la prolongent.



On ne saurait, d’ailleurs, trop honorer son corps ; et c’est rendre hommage à l’essence divine qui le compose, que l’entourer des soins les plus délicats.

Machine merveilleuse, rien ne doit être négligé pour l’entretien de ses rouages.

Un gourmet est un être agréable au ciel.



Ah ! Émilie, je vous ai bien aimée ! – mais j’aime bien maintenant les caisses d’ortolans et le vin de Château-Palmer !

L’amour pâlit les fronts, s’il faut en croire l’apostrophe d’Alfred de Musset à M. Ulric Guttinguer ; la gastronomie leur rend cette pourpre insensible qui est la trace d’un sang également réparti et vivace.

Et l’oreille fleurie ! et la paillette à l’œil ! et la main épiscopale ! – La modestie me siérait sans doute ; mais pourtant j’aurais une secrète satisfaction à être rencontré par vous, madame.



Il faut que vous me permettiez, au nom de nos souvenirs, de vous écrire encore quelquefois.

J’ai tant de choses à vous dire ! selon le mot des gens qui demandent un rendez-vous.

Ne craignez rien cependant : je ne soufflerai pas sur les cendres éteintes ; cela nous éborgnerait l’un et l’autre.

Je préfère allumer un feu nouveau, – celui de votre office.



Quelle humilité ! direz-vous.

Chère dame, c’est une autre façon d’aimer ; si je ne peux plus être le directeur de votre cœur, je serai au moins le directeur de votre appétit.

Charmez, restez belle et gracieuse ; – mais, pour cela, mangez bien.

Apportez dans votre nourriture le tact qui préside à votre toilette.

Que votre dîner soit un poème, comme votre robe.

Vous avez le bonheur d’être riche, vous pouvez être tour à tour la déesse de la chasse et la fée de la pêche, Diane et Ondine ; vous pouvez régner sur les prés comme Cérès, et sur les jardins comme Pomone ; vous pouvez résumer toutes les divinités utiles.

Quel destin est le vôtre ?



Je vous parlais, en commençant cette lettre, de la foire aux jambons, qui a lieu régulièrement à cette époque de l’année dans le quartier de la Bastille.

Les boutiques des marchands forains s’étendent sur deux lignes, depuis la rue de la Cerisaie jusqu’à l’angle formé par la rencontre des boulevards Bourdon et Morland.

Riantes comme les toiles de Teniers, ces guirlandes de jambons sont du plus joyeux et du plus robuste effet.

Il faut absolument que vous en achetiez un, Émilie ; choisissez-le de noble figure et d’un beau rouge brun ; qu’il apparaisse, par tranches parées et glacées, sur votre table, où il a droit de présence jusqu’à la Pentecôte.

Si vous voulez unir la succulence à la logique, n’arrosez le jambon de Mayence qu’avec du vin du Rhin et le jambon de Bayonne qu’avec du vin du Roussillon.

Quoique vous ayez plus de sensibilité que Louis XVI et que vous voyiez dans les agneaux autre chose que des côtelettes qui marchent, – gardez-vous, cependant, de dédaigner le rôti d’agneau.

C’est une primeur fugitive et qu’il faut saisir au passage.



N’importe, nous ne pouvons nous le dissimuler, Émilie ; c’est une période critique pour l’art culinaire que celle-ci, période de transition : – le gibier n’est plus et les légumes ne sont pas encore.

Saluons pourtant l’alose, qui arrive justement à l’heure où commence la défaveur du poisson.

C’est le dernier mot du carême, mais un mot triomphal.

Quel beau poisson, tout argent !

Les rives des fleuves en sont presque illuminées à l’heure crépusculaire où l’on vide toutes les barques.

C’est la noisette aquatique, comme on l’a si bien baptisée.



– Faites pêcher l’alose dans cette radieuse Loire au bord de laquelle vous habitez, madame, et où j’ai passé de si doux instants avec vous, bien que j’aie failli y laisser le boire et le manger.

Je dévore – de baisers – vos beaux doigts.



Source :

Charles Monselet
GASTRONOMIE
Récits de table
(1874)

Texte libre de droits.