L'esprit de Paris  

LA PETITE VILLE

LE VENT

Comme c’est beau, le vent dans les grands arbres !

Il les plie à sa volonté avec une telle aisance, une telle domination !

On dirait qu’il va les briser !

Mais non, il se contente de les humilier, de leur faire sentir sa force en les obligeant à lui obéir et à se courber devant lui.



Quand il a bien secoué les géants, il descend aux nains, aux humbles qui sont à peine des arbustes, qui se cachent derrière les murs, s’appuient à des tuteurs et, d’un grand geste, il balaie toute cette poussière, qui s’en moque d’ailleurs, tel le fameux roseau, et se redresse bientôt avec ironie.

C’est par là que l’on voit le vent : par son effet sur le peuple végétal.

On l’entend aussi, quand il passe dans les pins, on mesure son effort ou sa colère par la longueur de son gémissement ; dans les peupliers, il bruit ; dans les chênes, il mugit ; chaque sorte d’arbres fait entendre sous le vent une musique particulière, mais dans les maisons, il sanglote.

Quand il pénètre dans la vieille maison de jadis, où fenêtres et portes ferment si mal, il lui prend des accents de désespoir, il devient lugubre.

Mais il ne s’agite nulle part si véhémentement que contre la cathédrale aux longues flèches, si frêles et si tentantes pour une tempête.

On ne le voit ni ne l’entend, il arrive de tous les côtés à la fois, enveloppe les passants de la place, les malmène, parfois les soude sur le pavé.

Nos ancêtres, gens calmes et réfléchis, avaient entouré cette place de maisons qui barraient le chemin du vent.

Les modernes, dévoyés par l’esthétique, ont renversé la barrière, et maintenant le vent est maître.

C’est là qu’il se venge, en renversant les hommes, de n’avoir pu vaincre ni les arbres ni les pierres.

L’ARRIVÉE

Voici deux ans, à une saison guère plus tardive, que je m’amusais à décrire quelques aspects de la petite ville.

Naturellement, elle n’a pas changé, car le temps est loin où les petites villes changeaient, maigrissaient ou grossissaient.

Elles ne vieillissent même plus.

Mais, comme ces vieux arbres desséchés qui se mettent à reverdir de-ci de-là, la petite ville a produit quelques maisons neuves qui s’accordent comme elles peuvent avec la tonalité générale.

Ces excroissances végètent autour de la gare qui pompe le peu de vie qui coule encore dans ses veines.

Mais cela est bien peu de chose dans l’ensemble.

La petite ville continue, la petite ville se maintient vétuste et digne en ses atours démodés, qui emplissent le silence.

Elle est silencieuse, au point de blesser les oreilles qui viennent de Paris et qu’un train rapide berça de son ronronnement tout un après-midi.

Des sonneries de cloches y scandent les heures et les minutes y sont marquées par le cri des corneilles, ce cri auquel on a attaché je ne sais quelle sensation lugubre et qui n’est que doucement mélancolique.

La petite ville serait un bon endroit pour vivre, si on savait encore goûter pleinement la monotonie des journées où tous les instants sont pareils, à peine différenciés par la qualité de la lumière.

Il y a des matins, des midis et des soirs, mais il n’y a que cela.

Ce sont des vases que l’âme doit remplir elle-même et dont elle-même crée la couleur et la limpidité et même, quand elle a soif, la saveur.

L’écueil d’un tel séjour, c’est l’ennui ; mais j’arrive, j’en suis encore à la phase où l’ennui n’ose pas se montrer.

S’il se montrait, je lui tiendrais tête.

Je le connais, je sais comment il faut lui parler.

Attendons.

LE CIRQUE

AUSTRALIAN CIRCUS !

Et d’immenses affiches illustrées ont couvert les murs de la petite ville.

Tous les ans, pendant les mois d’été, de pareilles troupes la visitent.

C’est même à peu près le seul spectacle qu’elle connaisse, car son petit théâtre est fort délaissé et les tournées l’ignorent ; elle les bouderait d’ailleurs, la coutume défendant à la « société » de fréquenter ces bouis-bouis.

Le cirque, au contraire, fait ce miracle de réunir tout le monde.

Dès quatre heures, tous les enfants de la ville sont réunis sur la place et surveillent le montage de la salle de toile, jettent des regards curieux vers les voitures où grouillent les animaux, où les paillettes luisent comme des poissons dans un flet.

Quelquefois, pour allumer la curiosité, le cirque fait par les rues étroites une promenade de parade.

L’Australian Circus n’a pas suivi cet usage, confiant dans l’extravagance de ses affiches.

Il a eu raison, car, dès huit heures, on se presse sur les banquettes de la vaste tente.

C’est un cirque pareil à tous les cirques ambulants, d’une bonne tenue et d’une suffisante variété : aussi son succès est-il considérable.

Je pense qu’il n’a d’australien que le nom ; son personnel est anglais, français et japonais.

Ses acrobates japonais sont admirables et réalisent des prodiges d’équilibre dangereux.

Je ne regrette pas d’avoir vu la petite japonaise, menue et gentille comme une poupée, qui grimpait si gaillardement à une échelle sans appui.

Ces Japonais, sans lesquels il n’y a plus de fête de ce genre, sont d’une adresse admirable, mesurée et calme, prudente quoique très hardie.

Ils résolvent moins des tours de force que des problèmes de mécanique.

La municipalité fait d’autres prodiges, qui sont des prodiges d’économie, et c’est dans l’obscurité absolue d’une nuit sans lune qu’il nous faut regagner notre domicile, en butant sur les mauvais pavés.

Mais les habitants ne murmurent pas.

Ils sont heureux.

Ils sortent de l’Australian Circus !

L’EXCURSION

Si bien que se sente Robinson dans le domaine qu’il a conquis sur la nature, le jour vient nécessairement où il a envie d’en sortir et de faire une excursion aux environs.

Il façonne une barque de fortune et s’en va à la découverte.

Dans le même état d’esprit, nous nous accommodâmes d’une voiture qui, de montées en descentes, nous amena à la mer qui est proche.

Selon les saisons, la terre change d’aspect.

Les champs ne sont pas les mêmes, chevelus ou tondus de leurs moissons.

La campagne est jaunissante, qui était verte ; grenue qui était fleurie ; morte qui était vivante.

La mer est toujours identique à elle-même, ou ne change qu’au gré des heures.

Elle monte vers la plage ou elle se retire derrière les rochers qui pointent, îlots noirs.

Soleil ou nuages en diversifient bien un peu l’aspect momentané, mais c’est la même attitude fondamentale : la mer est une grande horloge aux rouages merveilleusement réguliers.

Il n’y a pas jusqu’à ses colères qui ne se produisent à jours fixes et dont l’amplitude ne soit marquée d’avance dans les almanachs.

Elle n’en aura pas de notables d’ici l’équinoxe d’automne.

Après avoir roulé ses vagues jusque vers les dunes, plus ou moins loin selon ce qu’en a décidé l’état de la lune, elle repart, revient, et toujours ainsi.

Aux gens qui vont demeurer là jusqu’à la fin de l’été, elle sera en effet la vraie horloge de la vie, décidant des heures du repas et des heures du repos.

Cette année les baigneurs, moins réguliers qu’elle-même, ne sont pas pressés.

Les chalets et maisonnettes ne s’ouvrent pas, la plage est encore un désert.

Mais la mer qui monte suffit à l’emplir.

On perçoit son murmure, ses vagues grossissent, et nous repartons comme elle va atteindre son apogée d’un instant.

LES COQUELICOTS

Depuis Paris jusqu’à la mer, au fond de la Normandie, le fleuve rouge des coquelicots vous accompagne.

Il déborde çà et là et s’étend comme un lac sur les champs de blé.

On se demande si les cultivateurs ne vont pas récolter autant de gerbes de coquelicots que de gerbes de blé.

Au moins, ce sera très mêlé.

En certains champs, c’est même le rouge qui domine et l’emporte sur l’or.

C’est à croire que la fleurette a été semée intentionnellement avec le grain.

Non, car je ne pense pas que le charmant mélange de la couleur des blés mûrissants et du coquelicot ait beaucoup de charme pour les paysans.

Ils ne voient pas les choses comme nous, qui passons, et je crains que, pour eux, la fleur qui amuse notre œil ne soit que de la mauvaise herbe.

Hélas !, dans la nature, presque tout ce qui est joli, éclatant ou doux, n’est que de la mauvaise herbe, et si rien n’est plus utile, rien n’est plus monotone et plus terne qu’un champ de betteraves.

Nous n’avons guère de ces cultures du Midi ou de l’Orient aux belles couleurs et même, dans le Midi, les champs orgueilleux de garance ont disparu.

Autrefois, la Normandie ne se fleurissait pas seulement des pavots, mais du lin bleu de ciel et du sarrasin tout blanc, cher aux abeilles.

Le lin a presque disparu.

C’est dommage pour l’œil, car c’était une fête que ces champs d’azur, et le sarrasin devient plus rare.

Il reste en été le coquelicot, et au printemps le bleuet, plus timide et assez vite étouffé par la végétation des céréales.

Aussi, je souhaite que la petite graine noire, qui ressemble à des grains de poudre, continue de se mêler follement au blé et à prospérer.

Au fond, cela ne lui fait pas grand mal et c’est une parure.

LA PETITE VILLE

La petite ville est agréable à contempler.

On la voit de partout et c’est toujours la même île de pierres accumulées émergeant d’une mer de verdure.

D’entre les pierres, il surgit quelques rocs sveltes et dentelés ; ce sont les flèches de ses églises, jadis phares des âmes.


De toutes ces pierres, à des heures, tombe la voix des cloches.

L’air limpide se résout en musique, comme, l’hiver, l’air gris se fond en pluie.

Les ondes se sont dispersées.

Rassuré, le silence recommence sa promenade éternelle…



Source :

Remy de Gourmont
LA PETITE VILLE

Atramenta.Net