L'esprit de Paris  

VERSAILLES, PÉROU ET GLACES…


Le cinéma Versailles se trouvait au coin de la place du Pérou, sur la route qui menait à la cité du Flot.

Il était notre Pérou à nous, car, pour l’atteindre, il nous demandait une demi-heure de marche.

J’ai un souvenir indélébile de la gourmandise qui y était vendue.




C’était un bloc rectangulaire, coincé entre deux gaufrettes et plus grand que ma bouche.

Une glace de trois couleurs.

Le plaisir de lécher successivement ces trois parfums – le rose à la fraise, le brun au café puis enfin le jaune de la vanille – était un vrai délice.

Mais le plus grand plaisir était, après que la glace se soit un peu réchauffée, de l’écraser fort délicatement, pour ne pas briser les biscuits, et de la faire déborder.

Ce moment était une vraie jouissance.



Pour rejoindre le cinéma nous devions passer, tant pour aller que pour rentrer, par la rue Adrien Materne.

Je me souviens encore de sa pâtisserie à la spécialité savoureuse, le nihiliste.

C’était un gâteau en pâte grasse fourré de confiture d’orange et de frangipane, recouvert de sucre glace sur lequel trônait une cerise confite et bordé d’amandes effilées.

Nous ne l’achetions qu’aux grandes occasions, mais il était un régal de paradis !

Même la pièce montée de ma communion m’avait semblé moins bonne !



Ces séances du dimanche après-midi coûtaient cinq francs.

Et c’est alors que nos jeunes yeux étaient en admiration devant Jean Marais en Comte de Monte-Cristo ou en Lagardère, devant Johnny Weissmuller en Tarzan.

Dans mon souvenir se confondent les « Hercules » et les « Macistes », mais je me souviens très bien de « La planète interdite » qui m’avait fait une forte impression.



Avant l’entracte, passait un flm en noir et blanc, comme Laurel et Hardy, ou un grand documentaire en couleur.

C’était très souvent un Walt Disney.

Plus rarement, mais c’était ce qu’on préférait, une série de dessins animés.

L’angoisse nous prenait dès le début de chaque court métrage car… est-ce le dernier ?

Il y en aura-t-il encore un après ?

Et lorsque la bande musicale caractéristique d’annonce commençait, nous étions envahis d’un indicible bonheur.

Ce paradoxe de craindre la fin des films d’introduction plutôt que de goûter l’instant est également un souvenir fort vif.



C’est sans oublier les actualités de Belgavox.

Les images en noir et blanc étaient commentées par une voix particulière, je crois encore l’entendre aujourd’hui.

Il faut rappeler que, à l’époque, rares étaient les enfants qui pouvaient regarder les actualités à la télévision.

Je me souviens également de Jean le Petit Mineur et son pic qu’il lançait à la fin des publicités.

Cependant celles-ci ne m’ont pas marqué.



Sur le chemin du retour, les terrils devenaient des montagnes escarpées où, au péril de notre vie, nous traquions les grands fauves.

Les rues étroites bordées de maisons ouvrières devenaient des pistes que nous suivions au travers de forêts profondes sur la piste de King Kong.

Ou encore elles étaient cernées par mille dangers que les gorges inquiétantes nous menaient aux mines du Roi Salomon et à leurs terribles gardiens cannibales.



Le passage à niveau de Lexhy se transformait en passerelle fragile suspendue au-dessus d’un précipice où la rivière sauvage s’engouffrait avec fracas.

Les ciels d’été avec leurs chaleurs étaient les déserts de Lawrence.

Le mauvais temps et la neige nous envoyaient sur les traces de Chingachgook ou au Pays de Croc Blanc.



C’est d’ailleurs après ce film que, sur le chemin de la maison, je ne vis rien de la route, totalement absent de la vie réelle et n’appartenant plus qu’à la fiction.

Alors que Maman nous accueillait avec son sempiternel « Vous avez encore traîné en route », j’étais encore dans un état second.

Je regardai mon frère et je lui dis : « Hugh, la squaw blanche a bien parlé ».



Ce dimanche-là se solda par une taloche et par un « Monte dans ta chambre ».

Cependant Maman, qui croyait ainsi me punir, me permettait par cette sanction de continuer à être, un moment encore, Tarzan ou Allan Quatermain.

Et le soir venu, à la nuit tombée, mon frère et moi continuions notre histoire à deux voix.


Là, les héros du Versailles reprenaient toute leur place en alimentant notre rêve…



Source :

Kowka
VERSAILLES

Atramenta.Net