L'esprit de Paris  

QUICONQUE MANGE LES OLIVES
ou
TROP DE KANGOUROUS


À l’heure qu’il est, Paris – si je sais compter – ne recèle pas, en son enceinte, moins de trois kangourous boxeurs.

Ce chiffre de trois, qui serait insignifiant s’il s’agissait de dénombrer les étoiles du firmament ou les grains de sable du désert, revêt un caractère spécial d’importance pour peu que le recensement des kangourous boxeurs soit en jeu.




Longtemps, Paris fut dénué de kangourous boxeurs. On ne s’en trouvait pas plus mal, ni mieux, d’ailleurs.

Il en vint un au Nouveau-Cirque.

Puis les Folies-Bergère en offrirent un second.

Après, c’est le tour du Casino de Paris, qui nous en annonce un troisième.



Depuis que l’auteur écrivit ces lignes, une grande accalmie s’est produite. Le kangourou boxeur a émigré vers d’autres cieux.

Mais la série – ne cherchons pas à nous le dissimuler – est au kangourou boxeur.

Il m’a paru intéressant de rechercher les causes de ce mouvement.

À qui pouvais-je mieux m’adresser qu’aux kangourous eux-mêmes ? C’est ce que je fis.



Les kangourous ne sont représentés à Paris par aucun ambassadeur, aucun consul. Pas même un chargé d’affaires !

Et pourtant ils comptent, dans la capitale, deux colonies importantes.

L’une, modeste, un peu entachée de nihilisme – m’a-t-on affirmé – habite le quartier du Jardin des Plantes.

L’autre, composée d’individus plus à leur aise, a fait élection de domicile, dans le Bois de Boulogne, au Jardin d’Acclimatation pour préciser.

Ce sont ces derniers que je suis allé voir.



Bien qu’il fût grand matin, ces messieurs étaient déjà levés, et sautillaient gaiement dans le grand parc que leur a fait si coquettement aménager M. Geoffroy Saint-Hilaire, le grand marchand de chiens bien connu.

Les premiers kangourous à qui je m’adressai se trouvaient être de petits kangourous frivoles et sans suite dans les idées.

D’ailleurs, nés à Neuilly, ces petits quadrupèdes n’auraient pu me fournir que d’insignifiants tuyaux.

Fort heureusement, un vieux sortait à ce moment de sa cabane. Il m’aperçut et se dirigea vers moi par bonds successifs.



Les présentations faites :

– Je sais ce qui vous amène, dit le sage kangourou, vous voulez savoir mon idée sur ceux de nos confrères qui se donnent en spectacle, chaque soir, dans les cirques ou music-halls de Paris.

– Justement.

– Eh bien ! Monsieur, puisque vous avez l’honneur de tenir une plume, dites bien que nous tous, les kangourous sérieux et dignes de ce nom, nous tenons nos frères boxeurs pour des baladins et des fumistes.

Et comme si cet accès d’indignation l’eût fatigué, le vieux kangourou passa sa petite patte sur son petit front et essuya quelques petites gouttes de sueur. – Il reprit :



– Nous appartenons, monsieur, à une vieille famille honorablement connue dans toute l’Australie, la famille des Marsupiaux.

Personne, jusqu’à présent, n’avait songé, chez nous, à s’exhiber le soir dans des exercices ridicules, au sein des endroits de plaisir.

À quoi faut-il attribuer cette orgie de kangourous boxeurs ?

Au commencement.



J’ai cru à un défi relevé : des naturalistes, ergotant sur la disproportion qui existe entre notre tête, nos membres antérieurs d’apparence si frêle, et notre arrière-train, composé de deux pattes terribles et une queue, je ne vous dis que ça ! avaient insinué que notre avant-train semblait frappé d’une sorte d’atrophie, ce qui est faux, Monsieur, dites-le bien à tous vos lecteurs.

Quelques-uns de nos frères avaient-ils résolu de démontrer le contraire aux hommes ? Je me l’imaginai tout d’abord.

Hélas ! rien de semblable dans le cas de ces messieurs !



Le vieux kangourou tira de sa poche quelques olives, qu’il grignota en s’arc-boutant sur sa queue :

– Mais alors, insinuai-je…

– Voici : un vent de cabotinage règne sur tous les êtres de la création.

Les kangourous n’y échappent pas plus que les autres.

Et ils sont d’autant plus bêtes, ces imbéciles, qu’on les fait travailler à l’œil, Monsieur. (J’ai vu leurs traités.)



Ni payés, ni habillés.

On les nourrit, on les loge et on leur fournit leurs gants de boxe, et c’est tout.

Très visiblement indigné, le vieux kangourou haussait ses petites épaules.



– Il est évident, repris-je, qu’avec cette hygiène les marsupiaux boxeurs ne jouiront jamais de votre verte vieillesse.

– Oh ! moi, je dois ma belle santé à l’habitude que j’ai contractée de me nourrir d’olives.

Tous les matins, mon ami le poète Jean Sarrazin m’en apporte une petite provision, que je grignote dans la journée, en vertu du vieux principe de l’école de Salerne :

Quiconque mange les olives,
Chaque jour de chaque saison,
Vit plus longtemps que les solives
De la plus solide maison.




Et sur ce quatrain, peut-être pas très authentique, le vieux kangourou me quitta, regagnant sa cabane, par bonds de plus en plus successifs.

Et moi, je me retirai, très ému de ce que je venais d’entendre et murmurant machinalement :


Quiconque mange les solives,
Même de la plus solide maison,
Vit moins longtemps que les olives
De toute façon…



Source :

Alphonse Allais
LE PARAPLUIE DE L’ESCOUADE

Édition de référence :
Paris, Paul Ollendorff, Éditeur, 1893.
Texte libre de droits.