L'esprit de Paris  

SI JAMAIS …
branche gourmande

Avec le temps, à travers les siècles, le français a subi de surprenantes mutations.

Certains mots ne veulent plus dire exactement ce qu’ils voulaient dire par le passé. D’autres n’ont plus grand-chose à voir avec leur signification d’origine. Quand ils ne veulent pas dire exactement le contraire!



Si jamais vous lisez mon livre, n’y voyez pas trop l’aspect rébarbatif ou pédant.

Mon livre ressemble plutôt à un dictionnaire.

Ce sont les mots ou expressions avec leur signification Avant et Maintenant.

Donc…

ASSIETTE

Ne pas être dans son assiette est encore une de ces locutions qu’on entend tous les jours mais dont le sens véritable nous échappe, car il ne s’agit nullement ici de l’assiette dans laquelle on mange.

L’assiette est, au sens littéral, la façon dont on est assis, et ensuite l’équilibre qui en résulte (on parle ainsi de l’assiette d’un cavalier en équitation).

À partir de là, l’assiette a pu désigner, entre autres, la façon dont les convives sont placés autour de la table (XIIIe siècle), d’où l’on est passé à la disposition des couverts (XVIe siècle), pour en arriver à l’assiette dans son sens usuel d’aujourd’hui.

D’après Claude Duneton, cette assiette individuelle ne daterait que du XVIe siècle, les convives des siècles précédents se servant au plat commun.

Henriette Walter, elle, décrit des auberges médiévales dans lesquelles la tranche de pain faisait office d’assiette.

Tout cela est sans doute véridique, mais ne concerne que les mangeurs de viande, ceux qui fréquentaient les châteaux ou dînaient dans les auberges.

Pour les mangeurs de soupe, l’assiette a toujours existé : elle était en bois et s’appelait écuelle, du latin scutella.

Cette écuelle en bois n’a reculé qu’au XVIIIe siècle où s’est répandu dans le peuple l’usage d’assiettes en étain, abandonnées au siècle suivant au profit de la faïence.

BIFTECK ET ROSBIF

Avant : pour le bifteck et le rosbif, il faudra attendre la fin du XVIIIe siècle avant de rencontrer ces deux termes importés d’Angleterre.

Jusque-là, on mangeait du veau chez les riches, et parfois, chez les paysans, la carne d’une vieille vache tarie.

Mais élever les bovins uniquement pour leur viande était inconcevable tant que le bœuf demeurait le principal outil de travail dans les campagnes.

Un cheval de labour revenait trois fois plus cher à entretenir qu’un bœuf.

Mettre la charrue avant les bœufs, dit l’expression populaire qui s’est conservée jusqu’à maintenant.

Avant les bœufs, et non avant les chevaux.

Il est vrai que manger du cheval eût paru encore plus incongru que de manger du bœuf !

Maintenant : qui mange un œuf mange aussi un bœuf.

Et il n’est pas à cheval sur les principes lorsqu’il s’agit de déguster une bonne entrecôte de cheval.

BOUCHER

Avant : le bouc, en revanche, ne tire pas la charrue et ne transporte rien sur son dos, sans pour autant donner ni lait ni laine, ni plumes ni œufs - ce qui fait beaucoup pour un seul homme.

N’ayant pour lui aucune circonstance atténuante, on ne s’étonnera pas que sa chair ait été autrefois de consommation courante, au point de donner son nom au boucher, autrement dit : celui qui tue les boucs.

Par extension, le charcutier, lui, est celui qui vend de la chair cuite ou chaircuitier au XVe siècle.

Le fait que cette chair cuite ait été presque toujours celle du cochon ne doit rien au hasard.

Le porc est longtemps resté, en Europe, le seul mammifère élevé pour sa chair.

Maintenant. Les adeptes du porc vous diront d’une manière convaincue : tout est bon dans le cochon !

BOULANGER

Avant : du picard « boulenc », le boulanger doit son nom au fait qu’il fabriquait des boules.

Dans les campagnes, on s’est d’ailleurs longtemps passé de boulanger : on pétrissait les boules chez soi et on les faisait cuire au four communal.

On conservait ensuite les miches sur une planche, à l’abri de l’humidité.

Et l’expression « avoir du pain sur la planche » signifiait initialement avoir à manger pour un bout de temps.

Le pain au levain d’autrefois se conservait des mois, contrairement à nos baguettes actuelles, souvent pleines de vide.

C’était rarement du pain blanc.

L’ordinaire était le pain bis, fabriqué le plus souvent avec de la farine de seigle, d’épeautre, de panicaut ou d’autres blés encore.

Maintenant : Le Petit Larousse est très laconique à ce sujet : personne qui fait et vend du pain. Point final.

Qu’on l’appelle Maître Boulanger, Artisan Boulanger, le Boulanger, eh bien, oui, il fabrique du pain. Voilà tout.


Mais imaginez s’il n’y avait plus de boulanger…

Comme disait Fernand Raynaud, dans le rôle du Français raciste : les Polonais, ils viennent manger le pain des Français.

Le Polonais du quartier, on a réussi à le décourager.

Et avec sa famille, il est retourné chez lui.

Eh bien, maintenant, on n’a plus de pain.

Il était… boulanger.

DINDE

Avant : comme nous l’avons appris à l’école, le bon roi Henri IV voulut que tous ses sujets puissent mettre la poule au pot chaque dimanche.

On peut en déduire que, même le dimanche, la viande était alors absente sur bien des tables – et à plus forte raison les autres jours de la semaine.

Ainsi encore de la dinde, comme son nom ne l’indique pas.

Étymologiquement, cette volaille n’est en effet rien d’autre qu’une poule d’Inde.

Mais comme chacun sait que Christophe Colomb, en découvrant l’Amérique, croyait avoir atteint l’Inde, de même que les Aztèques devinrent bientôt des Indiens, c’est un animal du Mexique qui devint notre dinde de Noël.

Ironie de l’histoire, comme les navigateurs de l’époque avaient des notions de géographie très approximatives, le même oiseau fut appelé poule de Turquie (turkey) par les Anglais.

Les Portugais, de leur côté, avaient déjà baptisé poule d’Inde un volatile d’Abyssinie.

Reconnaissant leur erreur, ils le rebaptisèrent plus tard oiseau peint (pintada en portugais), c’est-à-dire pintade pour parler comme tout le monde.

Maintenant : lorsque le citoyen du XXIe siècle se décide à déguster une dinde, il ne se pose, certainement, pas toutes ces questions d’origine géographique.

Ce qui l’intéresse, et c’est l’essentiel, c’est que sa dinde ne soit pas trop faite d’hormones et de graisses douteuses.

Qu’elle soit comestible et si possible du meilleur goût.

FRUIT

Avant : le terme vient du latin « fructus » (rapport, revenu), comme dans le verbe « fructifer ».

En particulier, les Romains l’utilisaient pour désigner la récolte, les produits de la terre.

C’est le contenu qu’a pris le mot fruit en ancien français.

Même les fruits du terroir étaient encore du luxe pour une bonne partie de la population.

Poires, cerises, fraises et framboises étaient des friandises qu’on ne trouvait que sur la table des nantis.

Le raisin était cultivé presque exclusivement pour le vin, lequel était tout sauf une boisson quotidienne chez les paysans.

Les pommes elles-mêmes étaient utilisées en grande partie pour la fabrication du cidre, seul produit de consommation vraiment courante provenant d’un fruit.

Le mot cidre remonte au XIIe siècle avec le sens actuel dès l’origine, mais avec de nombreuses désignations locales.

Les Romains avaient pourtant un nom avec cette valeur-là: « pomum », dont nous avons fait notre pomme.

La majorité de nos fruits actuels, bananes, pamplemousses, clémentines, sans même parler des ananas, mangues et kiwis, étaient évidemment inconnus dans nos contrées avant les temps modernes.

Plus anciens, l’abricot et la pêche, le premier d’origine chinoise, importé en Occident par les Arabes, la seconde (dont le nom signifie fruit de Perse) ramenée en Europe par les croisés.

L’orange même, fruit des plus communs aujourd’hui, était un cadeau de Noël dans les campagnes françaises au début du XXe siècle.

En Savoie, le terme s’appliquait encore tout récemment au produit du lait des vaches, et une fruitière désignait une fromagerie.

Maintenant : le sens actuel, restreint aux fruits des arbres, n’est devenu dominant qu’au XVIIe siècle.

Techniquement, le fruit est toujours le produit d’une fleur.

C’est l’organe comestible des plantes à fleurs qui succède à la fleur et protège les graines, noyaux ou pépins.

Voilà qui est clair, net et concis.

On ne s’amuse plus à souffler le pissenlit comme le montre une publicité d’un dictionnaire connu, on décrit techniquement le fruit.

Heureusement qu’il reste encore les goûts différents et agréables des fruits pour nous rappeler que le fruit, ce n’est pas qu’un produit technique, sauf quand il est trafiqué ou transgénique.

Mais ne nous égarons pas dans des méandres intellectuelles dont personne ne pourrait nous sortir.

Alors prudence…

SAUGRENU


Avant : « saugrenu » a d’abord voulu dire piquant, salé, avant d’être employé au figuré dans le sens actuel.

Après le boulanger qui fabrique les boules, le boucher qui tue les boucs et le charcutier qui vend la chair cuite, il ne manquait plus dans le tableau que l’épicier qui, comme on s’y attend, a d’abord été un marchand d’épices.

Avec un tel fond de commerce, on ne risquait pas d’en rencontrer beaucoup dans les campagnes d’autrefois, où l’on n’a longtemps acheté que le sel et le bétail.

Le commerce des épices, florissant à la fin du Moyen-Âge, s’adressait à une clientèle de luxe.

Il fallait aller jusqu’en Inde pour se procurer poivre, cumin, cannelle et clous de girofle, dont la consommation était le privilège des nobles et des riches bourgeois.

Maintenant : pour ne pas faire de jaloux, si je prends volontiers les honnêtes références du Dictionnaire Robert, je vais, cette fois, pour respecter la parité, citer ce bon Larousse, qui lui, revient sur la genèse du mot, et mentionne l’ancien adjectif « saugreneux » : salé, de sau, variante dialectale de sel, et grain.

Merci pour l’historique.

La définition actuelle est la suivante : qui déconcerte par son caractère étrange et plus ou moins ridicule.

Exemple : « une idée saugrenue ».



Larousse donne généreusement une intéressante liste de synonymes :
– aberrant
– absurde
– burlesque
– extravagant
– inattendu
– insolite

… singulier…



Source :

Pascal Henchoz
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