L'esprit de Paris  

BLKW SQKRS
ou
LE CIEL DE DIAMANTS


Je me sentis – pourquoi le nier ? – fort content de rencontrer ce vieux Reluquet, que je n’avais pas vu depuis des siècles.

Méticuleusement propre, mais de vêtement d’où l’on devinait bannie la moindre recherche fastueuse, Reluquet ne semblait pas respirer – on peut noter ce détail sans offenser le brave garçon – la vertigineuse situation sociale.

Aussi ma stupeur ignora-t-elle toute borne lorsque notre court colloque résulta de :

1° - que Reluquet habitait un joli petit hôtel avenue du Bois (tel le roi de Suède, m’émerveillai-je à part moi) ;

2° - qu’il me priait de venir le prendre chez lui le lendemain, dans la matinée, afin, m’invitait-il, d’aller déjeuner chez Maxim ;

3° - qu’on déjeunerait, en ce brave petit restaurant de famille, avec le prince…


– Le prince ?… dressai-je l’oreille.

– Oui, Henri.

– Le prince Henri ?

– Oui. Cela semble t’épater.

– Non…

Tout de même un doute me demeurait :

– Le prince ? insistai-je. Le prince Henri d’Orléans ?

– Lui-même. Tu le connais ?

– De vue, oui ; il est très gentil.

– Charmant !… Alors, entendu pour demain ?

– Entendu !


… Le lendemain, vers onze heures, non sans m’être fait renseigner sur quelle tenue je devais revêtir en telle occurrence, je « m’amène », avenue du Bois-de-Boulogne, numéro 97.

– Reluquet ? me toise un grand coquin de laquais. Connais pas !

– Pourtant…

– Il n’y a pas de pourtant ni, d’ailleurs, de Reluquet ici. Cet hôtel est celui de M. Ernest Laumann, l’habile président du conseil d’administration de la Machinerie de la Maison du rire.

– Mon ami m’avait pourtant bien dit…

– Ah ! s’esclaffe le larbin, je comprends. Vous êtes, cher monsieur, la proie d’une erreur commune à tous les jeunes hommes de votre génération. L’avenue du Bois-de-Boulogne, vous l’appelez pour gagner du temps – comme si on pouvait gagner du temps et que ce ne soit pas le temps qui nous gagne ! – vous l’appelez « avenue du Bois » tout court. Mais l’« avenue du Bois » tout court existe, malheureux, et vous la trouverez entre l’avenue des Ternes et la rue Guersant.


L’arrogant serviteur avait, hélas ! raison, et bientôt, grâce à la gracieuse intervention d’un sapin rapide, je rencontrais Reluquet m’attendant au sein d’une modeste chambre de l’hôtel des Trois-Sèvres.

– Tu n’es pas en avance, mon vieux, eut-il la touchante inconscience de me reprocher. Pourvu que le prince ne soit pas parti !

Le prince, heureusement, n’était pas parti : il nous attendait, devant un vermout, à la terrasse d’un marchand de vins de l’avenue des Ternes.

Les présentations furent vite faites :

– M. Alphonse Allais, l’humoriste bien connu, doublé d’un vieux camarade du régiment… M. Henri Leprince, courtier en vinaigres d’Orléans.


– Enchanté, monsieur ! me donnai-je une contenance… Nous filons ?

– Où ?

– Chez Maxim… Je crève de faim !

– Mais… nous y sommes.

Je levai les yeux sur l’enseigne, et je pus y lire :

MAXIME
Marchand de vins – Traiteur

où nous déjeunâmes – je ne m’en défends pas – à la perfection.

C’est peut-être le nom qui veut ça !



Samedi dernier, je me sentais tout chose.

Et quand je me sens tout chose, il me passe en la tête des idées baroques.

Ainsi, je me mis à dévorer les pages du journal Le Journal.

Le plus littéraire et le mieux informé des journaux de Paris. Le seul paraissant sur six pages au moins.

Sur la couverture, un article me préconisait de lire, en toute urgence, le nouveau livre de jeune écrivain, jusqu’ici inconnu, Édouard Osmont – « Le Cœur sur la main et l’Estomac dans les talons ».

Non, non, pas aujourd’hui !

Et enfin la dernière page : les petites annonces ! Ça, c’est plus facile à digérer.


Soudain, mon regard tombe sur les lignes suivantes :

Petite fortune assurée
en un mois
sans risquer un décime.
Combinaison nouvelle
à la portée de tout le monde.
Écrire : Audax, 27, au Journal.

Petite fortune ! Diable !

J’en aurais certes préféré une grosse mais, n’ayant pas le choix, je mis la main à la plume pour aviser M. Audax du vif plaisir que j’éprouvais de faire sa connaissance.

Comme je venais de reprendre la lecture du petit texte en question, une seconde annonce, plus extraordinaire encore que la première, sollicita mon attention :

Jeune fille sourde-muette,
dot 1 700 000 francs,
recherche homme du monde
pour mariage blanc.
Écr. LUCIA H. W. au Journal.

Diable ! m’exclamai-je, une femme pourvue de 1 700 000 francs, c’est déjà pas vilain, mais muette par-dessus le marché, affaire merveilleuse ! Écrivons.

J’écrivis à Lucia. H. W. une lettre enflammée sans oublier de glisser dans l’enveloppe une de ces photographies, vous savez, où j’ai l’air si distingué…


C’était le jour probablement, car voilà que je tombe sur ma troisième annonce pas moins banale que les deux premières :

Étonnant ! Étonnant ! Étonnant !
Mon procédé guérit
toutes les maladies.
Écr. : Dr. 2119 au Journal.

Étonné, étonné, étonné, je rédige une troisième lettre à l’excellent docteur 2119.

Pendant que j’y étais, je répondis à deux autres annonces, l’une :

Villégiature gratuite
pendant un mois,
en échange de
petit travail facile.
Écrire : B K, 19, Journal.

La seconde, assez mystérieuse, celle-là :

Blkw sqkrs ljxrb sssss bcd.
Écrire : RSPZ, Journal.


Tout à fait ragaillardi par ce petit exercice, je commandai un second litre, puis vins m’étendre sur un banc des boulevards extérieurs, rêvant fortune, beau mariage, belle santé, plaisirs champêtres et Blkw sqkrs.

Vous pensez bien que, dès le lendemain matin, dès l’aube, j’étais chez ma concierge, guettant le facteur.

Les réponses ne s’étaient pas fait attendre.


D’une main fébrile, je décachetai la première enveloppe.

Et je lus :

« Monsieur, pour faire fortune en un mois, écrivez un livre comme Le Cœur sur la main et l’Estomac dans les talons, d’Édouard Osmont. »

Allons bon, pensai-je, un fumiste.

Réponse de la jeune fille sourde-muette :

« Au lieu de courir les femmes, petit polisson, lisez donc Le Cœur sur la main et l’Estomac dans les talons, d’Édouard Osmont. »

Encore ! Certainement, ces gens-là se sont entendus pour me berner.

Troisième lettre :

« Pour vous guérir, lisez Le Cœur sur la main et l’Estomac dans les talons, d’Édouard Osmont. »

Devenu méfiant, j’ouvris la quatrième :

« Vous gagnerez vite de quoi faire un séjour à la campagne en écrivant un livre comme Le Cœur sur la main et l’Estomac dans les talons, d’Édouard Osmont. »


J’ai décacheté la cinquième enveloppe, c’est bien par pur acquit de conscience :

« Blkw Le Cœur sqkrs sur la main et l’Estomac ljirbj dans les talons, d’Édouard Osmont. »


Ô Chateaubriand ! du haut du ciel, ta demeure dernière, de quel œil sévère ne dois-tu pas contempler les procédés des jeunes littérateurs d’aujourd’hui !



Source :

Alphonse Allais
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