L'esprit de Paris  

LES BIENVENUS


Il règne ce soir une agitation inhabituelle dans la maison coquettement réhabilitée.

C’est un samedi ordinaire, pas de fête en vue, pourtant il a fallu hâter la fin du repas et débarrasser la table au plus vite.

Donner un coup de balai rapide et tirer les rallonges, aller chercher des chaises dans les autres pièces.


C’est un peu le bric-à-brac, mais on a sorti la nappe blanche dont le damassé miroite sous le monte-et-baisse, toute glacée qu’elle est d’amidon.

À regarder au plus près, elle a bien une fine reprise mais avec un peu de recul, celle-ci se perd dans les bois du cerf qui l’occupe presque entière.

Située sur le bord, il n’a pas été possible de la masquer avec l’un des sept verres gravés, les beaux, ceux des jours de fête, avec leurs rinceaux et leurs guirlandes de fleurs.




La maîtresse de maison a réalisé une brioche, c’est son triomphe culinaire, chacun de ceux qui l’ont goûtée la réclament à qui mieux mieux.

Les uns la préfèrent accompagnée de confiture quand les plus gourmands l’apprécient avec une bolée de crème anglaise onctueuse fleurant bon la vanille.

C’est peu dire que ce dessert vaut un repas, mais ceux-là, qui ont connu les privations de deux guerres, se soucient fort peu de régime.

Lorsqu’on l’interroge sur la recette, Viviane prend son air modeste et déclare :

« Le secret c’est qu’il faut six œufs. »

Bien sûr, personne n’est dupe, quiconque s’est essayé à la brioche sait bien qu’il y faut six œufs !

On lui lance des regards goguenards.

Alors elle hausse discrètement l’épaule et ajoute dans un demi-sourire mutin :

« Bien sûr, il y a le tour de main, il faut travailler suffisamment la pâte.

Trois fois un quart d’heure, et laisser reposer vingt minutes à chaque fois… ».

« Ah, oui tout de même ! », répond le public ébahi.

« Une brioche comme ça, ça se mérite ! »



C’est donc que la soirée qui s’annonce est particulière.

D’ailleurs, Jean a remonté de la cave avec des gestes précautionneux deux bouteilles de Vouvray pétillant et mis au placard celle à étoiles du quotidien.

Il est tout heureux et fiévreux à la fois en attendant la compagnie.

S’il va et vient de la table à la fenêtre en se frottant les mains, ce n’est pas parce qu’il a froid, elles sont brûlantes comme à l’accoutumée.

Mais c’est à son tour de recevoir le groupe.



Habituellement, c’est sa femme qui lance les invitations, ce soir donc, c’est lui l’hôte et il n’est pas coutumier du fait.

Oh, ils ne seront pas très nombreux.

Du village, ils sont deux seulement, les quatre autres viennent des alentours.

Le menuisier du bourg effectuera un détour pour véhiculer son monde en voiture, c’est que l’on risque de rentrer tard.



En dépit du caractère festif, il flotte dans l’air un parfum de mystère, il ne s’agit pas d’une société secrète pourtant.

Ce qui les rassemble quatre fois l’an, ce sont des souvenirs.

La bande entre et d’un coup la cuisine devient minuscule sous les éclats de leurs grosses voix et les raclements de leurs lourdes chaussures.

Les hommes s’échangent de grandes accolades joyeuses, saluent la « patronne » et donnent tour à tour un petit baiser à la fillette.

Tandis qu’ils tombent la veste sur les dossiers de chaises, arrive le curé qui dépose son vélo contre le tilleul et prend le temps d’un bref câlin au chat qui est venu nonchalamment l’accueillir.

Il n’est pas en charge de la paroisse ; de sa personne il constituerait plutôt l’exact inverse du titulaire, ils formeraient à eux deux comme le binôme du Quichotte et de Sancho Pança.



Sa venue sur les terres de « l’autre » relève plutôt de l’intrusion discrète, tant par le nombre de ses ouailles que par son approche de l’apostolat.

Il est tout rond, rose et jovial, disert et familier.

Un curé qui aurait pu figurer pour une illustration de Thélème, n’était la limite de ses moyens pécuniaires.

Sa soutane élimée aux reflets verdâtres – qu’il retrousse pour pédaler – laisse apparaître nettement le bas des jambes du pantalon ; elle présente des taches et son gros gilet, des reprises aux trous des coudes.

Ôtant son béret, il apostrophe aussitôt la maîtresse de maison :

— Viviane ! Quelle jolie nappe, c’est gentil ! Mais tu sais, tu n’aurais pas dû faire de chichis, les souvenirs que nous allons partager sont bien rudes.



Prisonniers de guerre.

Ceux de la Seconde Guerre Mondiale.

Dans son lit, tout au bout de la maison, la fillette écoute.

Mais les hommes parlent trop doucement pour qu’elle puisse distinguer leurs propos.

Elle aimerait entendre le pendant masculin à ces récits dont Viviane l’abreuve sans répit, à la suite de ses questionnements de petite fille.

« Pourquoi il a été prisonnier Papa ? Qu’est-ce qu’il avait fait de mal ? »

Celle-ci lui a bien dit déjà qu’elle n’avait pas à poser de questions sur la guerre.

Elle lui a raconté la version des femmes, enfin, la sienne.



Après une attente raisonnable, assurée que sa mère dormait, l’enfant s’est relevée pour remettre une bûche dans le petit « Mirus » où les bûches rougeoient derrière ses hublots de mica.

Elle reste un instant aux aguets, les mains à toucher les parois du poêle.

Rassurée sur sa discrétion, elle s’est accroupie et a sorti d’un recoin de la cheminée une vieille boîte de massepain toute enluminée d’arabesques bleu et or où elle cache ses trésors.

Un carnet noir rédigé au crayon de bois et quelques feuilles volantes qu’elle a subtilisés au carton à photos familial.

D’un côté, sont notées des paroles de chansons qui lui sont familières, son père les chante volontiers lorsqu’il est seul ou lors des fêtes de famille et tout le monde reprend alors en chœur le refrain.

Des chansons d’avant-guerre, au temps où l’on achetait les partitions au « Tabac-journaux » ou même sur les trottoirs auprès des chanteurs des rues.

Elle en voit encore parfois en ville, lorsqu’on va au marché.

Elle aimerait bien traîner un peu à les écouter, mais Viviane la tire bientôt par la manche, trop affairée pour « perdre son temps ».



Sur la première page figure le nom de son père et juste en dessous des chiffres et des lettres énigmatiques : 64209 III A.

Si l’on retourne le carnet, de l’autre côté il a tenu minutieusement la liste de tous les courriers qu’il a envoyés durant ces années.

En colonnes figurent les destinataires : sa femme, ses frères, sa mère et son patron ; puis les dates : d’envoi, de réponse (qui figuraient sur les lettres) et enfin de réception.

Il y a parfois de grands décalages entre les deux dernières colonnes, l’acheminement de retour ne semble pas régulier.

Une comptabilité infiniment précieuse si l’on considère sa régularité à la tenir.



Trois pages par année, sans interligne.

Le carnet commence en 1942, faut-il en déduire que durant ces deux premières années il n’avait ni carnet ni crayon ?

Elle aimerait interroger son père, mais elle sait bien qu’elle n’osera jamais.


Bien qu’elle ignore encore le mot de « tabou »…



Source :

Fanchon
CHRONIQUE DÉSUÈTE

Atramenta.Net