L'esprit de Paris  

LA PAGE BLANCHE


Je suis là.

Ça fait déjà une dizaine de minutes, environ.

Ma page est devant moi, toujours blanche.

Elle m’attend.


Elle attend patiemment que mes doigts dansent sur le clavier pour y inscrire les premières lettres et former les premiers mots, les premières phrases.

Moi aussi j’attends patiemment, mais rien ne vient.




Pas l’ombre du début d’un mot.

Manque d’inspiration, peut-être.

Ça viendra, il me semble.

J’ai ressassé mes idées pendant des jours, peut-être des semaines, en les notant afin de ne rien laisser m’échapper.

Mais maintenant que j’ai enfin décidé de passer à l’acte et tout mettre en une forme concrète, mon inspiration me fait défaut.

Je ne parviens pas à trouver les premiers mots à aligner sur ma page.

Quand j’en trouve, je les rédige… mais je les efface aussitôt après en avoir trouvé d’autres, que j’évince dans l’espoir d’avoir une meilleure solution.

Seulement, le problème est là : en cherchant un meilleur démarrage à chaque fois que je trouve quelque chose qui pourrait parfaitement seoir à l’introduction de mon œuvre, je ne fais que trouver des accroches de qualité de plus en plus moindre.

Je désespère…



Mes idées sont là.

Le scénario est prêt.

La fin déroule déjà sa bobine en boucle dans mon esprit, comme si j’avais mis le film devant mes yeux…

Mais rien n’y fait.

Il me suffirait d’écrire mes premiers mots pour que tout vienne de façon naturelle, pour que les pages s’enchaînent les unes sur les autres, jusqu’à la page 10 alors que je pensais être à la cinquième.

Il est 23 h. 20…

Ma corbeille est à moitié pleine de mouchoirs et de morceaux de papier…



Je peux m’intéresser à la peinture du Libraire de Giuseppe Arcimboldo, fièrement mise en évidence sur le mur de ma chambre faisant face à mon lit, installé derrière moi…

Tout cela échoue pourtant à faire sortir mon inspiration du fond du puits se trouvant dans mon esprit.

Je me laisse glisser sur ma chaise et croise mes mains sur mon ventre, laisse tomber ma tête en arrière sur mon dossier, ferme les yeux, soupire…

Je projette mon flm dans mon esprit.

Il ne me suffit que de quelques mots…



Pourtant, ce n’est pas un problème de vocabulaire.

Sans risquer d’être accusé d’infatuation, je n’ai à envier ma richesse lexicale dans la langue française à personne.

J’en viens par ailleurs à me demander si ce n’est pas justement ce vaste vocabulaire dont je dispose qui m’obstrue dans ma recherche de mots pour former une assez bonne accroche – selon mon jugement – pour pouvoir donner un bon départ à mon récit.

C’est tout à fait plausible.

Il peut arriver que l’on connaisse tant de choses, mais qu’il nous arrive de faire des confusions ou de ne plus savoir quoi choisir.



Au moment de mon acquisition du tableau d’Arcimboldo, j’avais hésité entre celui-ci et un tableau peint par Le Caravage.

C’est finalement le maniérisme qui a remporté le duel.

J’aurais pu emporter les deux.

Seulement, l’espace me manque, et je préfère limiter mes travers financiers.

Je rouvre les yeux, je force sur les muscles de mon cou pour redresser la tête.

Mon regard rencontre ma page blanche, toujours là, dans mon écran, comme pour me narguer.



Je la fixe du regard.

Plus je la regarde, plus je trouve frustrant de ne rien trouver.

Au bout d’un moment je ne cherche même plus.

Je fixe la page en faisant divaguer mon esprit entre divers souvenirs issus de ma mémoire épisodique.



Les minutes passent rapidement.

Lorsque mes divagations prennent fin, ma montre indique 23 h 55.

Rien n’a encore mordu à l’hameçon.

Je décide finalement de ranger le matériel et faire une pause le temps d’une nuit de sommeil dont j’attends les meilleurs conseils pour demain.

Je ferme la fenêtre, éteins mon ordinateur, le plie.

Je me lève de ma chaise et m’allonge sur mon lit sans me déshabiller, face contre le coussin, après avoir éteint ma lumière.

Mon cerveau tourmenté par les recherches vaines travaille encore pendant une dizaine de minutes avant d’enfin s’épuiser, déclarer forfait, et me laisser m’endormir.



Mes yeux s’ouvrent à nouveau lorsque la lumière diurne pénètre dans ma chambre.

En regardant l’écran de mon téléphone portable sur ma commode, je m’aperçois qu’il est dans les environs de 7 h. 30.

Fidèle au rituel quotidien matinal, je prends une viennoiserie pour le petit déjeuner, me débarbouille, me change, puis allume mon ordinateur afin de démarrer le deuxième round de mon duel contre ma page blanche.

Quel jour sommes-nous ?

Je m’empresse d’ouvrir le calendrier dans le coin inférieur droit de mon écran.

Je soupire…

C’est dimanche.



Pouvant alors poursuivre ma réflexion plus librement, je décidai de mettre plus de chances de mon côté en allant farfouiller dans les archives de mes notes conservées dans mes documents, espérant que ça m’aiderait à trouver la pédale d’accélération.

Ce fut ce que je fis pendant une demi-heure.

Mais j’ai construit tout ce chantier avec tant de passion, et j’ai relu toutes ces notes tant de fois que je connais déjà mon histoire par cœur dans ses moindres détails, du début jusqu’à la fin, sans même avoir réussi à la commencer.

Je perds espoir.

Je soupire.

Je me recule de mon écran.

Je réclame un temps mort et je me dirige aussitôt vers ma bibliothèque pour y sélectionner quelques livres et m’en inspirer.



Après tout, pourquoi pas ?

Tout amateur de littérature qui se respecte est parfaitement au courant du fait que la plupart des grandes œuvres ont été inspirées par d’autres auteurs ayant écrit et publié avant eux.

Ou alors de faits divers, d’observations quotidiennes de la société…

Il y a toujours quelque chose d’insignifiant au premier abord qui a inspiré la création de ce qui deviendra – sera devenu ? – un immense classique, un « incontournable ».



Le commun des mortels se gausserait de moi en me disant que je ne me prends pas pour la queue d’une poire en sous-entendant que j’allais pondre un énorme classique qui serait le plus vendu de l’année…

Après tout, si je ne pensais pas que mon livre avait du potentiel, pour quelle autre raison le publierais-je ?

À part pour l’argent…

Il suffit de savoir s’y prendre.

Mais ce n’est pas pour ça que j’écris.

J’écris parce que ça me passionne.

Fin de la parenthèse…



Avec un exemplaire des Confessions de Rousseau entre les mains, je commence à feuilleter, lire la première page, attraper certains passages au vol…

J’en prends un autre. David Copperfield, de Dickens.

Puis encore un autre.

Le Pavillon des Cancéreux, de Soljenitsyne…

Puis un autre, et un autre, et encore un autre…



Je m’arrête là, je retourne défier ma page blanche.

J’écris trois mots.

Je les regarde, les lis et les relis.

Je suis si satisfait à chaque fois que je les subvocalise.

Et l’instant d’après, mon sourire s’envole et j’agresse une nouvelle fois la touche « retour » de mon clavier pour effacer les quelques mots que je viens d’inscrire.

Bonne entrée en matière…



Source :

Ayaël Kazuo
LA PAGE BLANCHE

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