L'esprit de Paris  

JOURS DE FÊTE


Il est cinq heures, Jean prépare le café de ses gestes calmes et précautionneux.

En amoureux de la nature, il effectue des allers et retours entre la cuisinière et la fenêtre qui donne sur les champs pour finir par s’y poster un moment, tasse en main.

Ce soir, il sera un autre homme.

Dans sa chemisette de nylon, sa casquette basculée à l’arrière du crâne, il sera le plus fringant des trentenaires pour ouvrir le bal.

Et toutes les femmes et donzelles en état de danser se disputeront la faveur de tournoyer dans ses bras, jusqu’à épuisement du cavalier.




Durant ces deux jours exceptionnels, une fébrilité contagieuse flotte dans l’air.

Ce samedi et ce dimanche, les journées les plus longues de l’année, sont les plus proches de la Saint-Jean-Baptiste.

On ne dit pas encore week-end, et les ouvriers sont encore payés à la quinzaine voire à la semaine.

Depuis mercredi, les forains travaillent à installer les manèges sur la place et, pour nous les enfants, l’effervescence va grandissant.

Le mouvement intensifiant, dans un effet de maelström, dès la fin de la classe, nous baguenaudons alentour, comme un chapelet de nains, entre les mini-chapiteaux et les enseignes bariolés.

Les parents ne sont pas dupes de notre soudaine disponibilité à rendre service : tout est prétexte à nous échapper, une course à l’épicerie, un camarade à aider, malgré les mises en garde des adultes et en dépit de celles des forains eux-mêmes que nous gênons sûrement.

Pour l’heure, seule l’odeur de la graisse sur la friction des engrenages d’acier flotte dans l’air, pourtant nous anticipons déjà les parfums de friture lourde des beignets, de fraise et de citron artificiels, des bonbons aux couleurs d’arc-en-ciel et de la barbe-à-papa qui envahiront les lieux d’un fumet douceâtre, aussi écœurant qu’envoûtant.


Dans les foyers, même les plus modestes, les femmes préparent quantité de pâte à tarte pour les clafoutis.

Ici on tue une pintade, là, trois canards.

Viviane, qui n’a jamais eu le cœur de sacrifier des volatiles, a déniché au marché un coupon de nylon imprimé qu’elle se hâte de terminer de coudre pour le soir.

C’est une grande première.

Elle a lu des articles à ce sujet dans Femmes d’aujourd’hui, le magazine auquel elle est abonnée.

L’article est catégorique : il est inutile de repasser le vêtement, le tissu est infroissable.

Viviane est en extase devant le résultat : jamais elle n’a eu une aussi jolie robe !

Les tons flammés orangés chatoient en des motifs fondus.

Mais il lui faudra porter son jupon pour en atténuer la transparence !

Un petit bémol à son bonheur.

Mais Viviane reste inflexible : avec tout le mal qu’elle s’est donné pour coudre sans grimaces ce nylon qui fuit entre les doigts et sous le pied de biche, il n’en est pas question.

Elle portera sa robe neuve dès ce soir !



Tous les sens sont sollicités : aux odeurs entêtantes se mêle le bruit assourdissant de la musique des manèges et du micro des forains.

L’adresse des uns ne cède en rien à la force des autres.

La place semble bien petite pour accueillir attractions et confiseur, surtout depuis que la salle des fêtes l’ampute du tiers de sa surface.

Le carrousel et la pêche sont là pour les plus petits, et tout à l’entrée du terrain, trône la mailloche.

Un peu comme une invite.

Voire une provocation.

Elle n’occupe pas une surface très étendue, en tout cas pas à proportion de l’énergie qu’elle invite à déployer.

Elle est sans doute la moins innocente des attractions, tous les adolescents pourraient en témoigner.

Cet engin les attire irrésistiblement.

C’est plus fort qu’eux.



Cette année, pour la première fois, un manège d’autos-scooters s’est déplacé.

Les propriétaires sont arrivés dès le mercredi pour assembler le monstre.

La place est un peu juste pour accueillir l’engin qui déborde jusqu’à recouvrir entièrement une portion du chemin de tour de ville qui mène aux champs.

Les cultivateurs devront contourner le centre du village durant ces six jours pour aller effectuer la traite, ce qui n’est pas sans les contrarier.

Pourtant, on ne rentre pas les vaches à cette saison, mais a-t-on jamais vu un paysan accepter un changement sans rechigner ?



Pour une part d’entre nous, nous ne sommes encore jamais montés sur cet engin et les avis sont partagés entre envie furieuse et frousse de les étrenner.

Le samedi après-midi, les garçons se sont précipités dès qu’il s’est révélé opérationnel, dans le chatoiement de ses néons et le barouf que génèrent les chocs des sabots, auquel s’ajoutent les accents de Bambino et de Milord poussés à fond en alternance avec les flonflons d’André Verchuren.

Annette, la plus casse-cou des filles s’y est bientôt engouffrée en compagnie de son grand frère, entraînant à sa suite quelques téméraires par effet d’émulation.

L’expérience secoue indéniablement le cœur, mais aussi les têtes qui vont parfois valdinguer contre la flèche arrière.

Mais comment résister à l’appel de ces sensations fortes ?



Hélas, l’atmosphère devient vite irrespirable : il n’a pas plu depuis une quinzaine et l’engin repose, pour partie, sur le chemin de terre qui jouxte les bâtiments d’une ferme.

Une fine poussière flotte alentour, comme un halo signalant un monstre apocalyptique !

Il faut être dessus ou ailleurs, mais pas au bord.

Le phénomène a alerté de suite, et les plus jeunes des Conseillers municipaux décident illico qu’il va être impératif de goudronner ce tronçon du chemin, car on ne va pas renoncer pour autant à cette distraction nouvelle dont certains d’entre eux se sont révélés tout de suite friands.

De nouveaux frais en vue vont grever le budget et donnent à envisager quelques joutes verbales en perspective.



La veille, Jacquot et quelques jeunes gens ont préparé « le feu ».

Au centre d’une pâture légèrement déclive qui jouxte le lavoir communal – prudence oblige, – ils ont dressé un sapin haut d’une huitaine de mètres, l’ont calé dans un trou conséquent au moyen de morceaux de vieux madriers.

Une tournée du village en charrette leur a permis de récupérer une kyrielle de vieilleries à brûler : des chaises bancales, des paniers percés, des cageots déglingués, autant d’objets dont on n’a plus l’usage et dont on veut se débarrasser.

Ils viendront nourrir le foyer, mêlés au monticule de branchages et de bûches dans lesquels ont été dispersés les pétards qui vont animer le départ du brasier, tandis que d’autres, accrochés en chapelets, crépiteront ensuite dans les branches.

Évidemment, chacun espère qu’il ne pleuvra pas d’ici le lendemain ni le jour même !

Le fait s’est déjà produit, qui donne à la manifestation une allure de retraite de Russie…

Mais cette année-là, le beau temps est bien installé.



La « cérémonie » est fixée pour vingt-deux heures trente, la nuit aura ainsi le temps de prendre ses quartiers pendant l’intermède, car à cette époque nous ne sommes pas encore soumis au régime de l’heure d’été.

Le regroupement se constitue dans l’église au fur et à mesure de l’arrivée des familles et des amis.

Pour l’événement, deux hommes ont ouvert le lourd porche de bois, c’est un minimum pour mobiliser ses battants ferrés qui datent de l’édification du bâtiment, soit au XIIᵉ siècle.

C’est du costaud !

Un autre s’est emparé de la corde de la cloche et carillonne à tout va.

Le troupeau s’engouffre dans l’édifice, bientôt rempli, et la fanfare, venue d’un bourg proche, ferme la marche.

Le curé et l’organiste, qui s’escrime sur le vieil harmonium poussif, ont été véhiculés par Jean.

La fanfare prend alors le relais dans une cacophonie indescriptible qui fait vibrer la vieille voûte romane.



Le feu peut être allumé enfin.

La fête commence.

Très vite, ça pétarade à tout va, les jeunes gens allument des feux de Bengale à l’odeur entêtante.

À l’arrière, les enfants se bousculent, font la roue ou des galipettes dans l’herbe.

Après que la tête a flambé, dégageant une chaleur infernale et larguant des flammèches au gré des coups de vent, il faut encore patienter le temps que le bûcher se consume.

Lorsqu’il est réduit à moins d’un mètre de haut, les plus agiles des garçons tentent le saut par-dessus le foyer, avec plus ou moins de succès.

Les plus nombreux sur sa périphérie, beaucoup moins, pour ne pas dire aucun, en ce qui concerne son centre.

Il paraît que dans certaines régions on entonne des chants du folklore local.

Rien de tel ici où la fanfare égrène quelques rengaines.

Simplement une dernière superstition prédit que ceux qui rapporteront un brandon encore rougeoyant jusqu’à leur domicile seront assurés d’une année chanceuse.



Pour les plus grands et les adultes, vient enfin l’heure du bal.

Le grand moment de l’année pour lequel les jeunes ont échafaudé leur tactique de séduction.

Josiane s’est réfugiée devant le carrousel qui diffuse encore sa musique, bien qu’il soit déserté, pendant que sa mère et sa tante s’octroient quelques virevoltes avant le retour au bercail.

Soudain, Gobert – qui ne lui a jamais adressé la parole – surgit de l’ombre des tilleuls, vient se coller sous son nez et, sur le mode ténébreux, lui déclare sans ambages :

« Je suis seul ce soir, avec mes rêves… ».

Elle hausse alors les épaules et lui répond :

« Ah oui ? Et alors ? »

Un flop.

Gobert disparaît tout aussitôt, comme il était venu.



Il fait nuit noire depuis bien longtemps.

Portant, dormir dans ce charivari n’est pas une mince affaire, même avec des bouchons d’oreilles !



Source :

Fanchon
CHRONIQUE DÉSUÈTE

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