L'esprit de Paris  

LA VIE DE CAFÉ


Avant de dire au lecteur (que ce titre étonne peut-être un peu) ce que c’est que la vie de café, il convient de lui dire deux mots des cafés eux-mêmes.

Ces établissements succédèrent aux cabarets fréquentés, sous Louis XIV, par la jeunesse élégante de Paris.

Le siècle était dévot, guerrier ; il aimait les arts ; la cour de France était la plus brillante, la plus polie de l’Europe ; et, à Paris, les jeunes gens, les femmes s’enivraient !

Il y avait certainement dans ce phénomène moral quelque chose qui tenait de la Fronde et qui menait à la Régence.

Un de nos ambassadeurs en Espagne, espèce de Lucullus au petit-pied, nous avait, sous le règne précédent, apporté le tabac, production des Indes occidentales ; un autre agent diplomatique, un envoyé de l’Arménie, nous apporta le café, dont il se faisait depuis des siècles une grande consommation dans le Levant.




Le premier lieu où l’on se réunit pour savourer la liqueur nouvelle, fut, dit-on, ouvert dans le voisinage du Pont-Neuf, sur la rive droite de la Seine, par un homme appartenant au bienfaisant Arménien : cet homme, digne d’être signalé au souvenir et à la reconnaissance de la postérité, se nommait Pascal.

Sa maison ne fut fréquentée, dans les commencements, que par un petit nombre de voluptueux de bonne compagnie.

Ils y ajoutaient les délices d’un entretien animé, que n’altéraient ni la crapule, ni l’hébétement du cabaret.

Le café active la circulation des humeurs ; il féconde la pensée ; le vin irrite l’estomac, engourdit les sens, et abrutit.

On ne tarda guère à déserter le cabaret pour le café.



Y a-t-il des gens qui vivent au café ?

Comment y vivent-ils ?

Chaque café a ses habitués : quelques-uns qui viennent, le matin, prendre à la hâte du café au lait ou du chocolat ; le plus grand nombre, après-dîner, pour le régal.

Le régal se compose de la demi-tasse et du petit verre pris chacun séparément, ou mêlés ensemble, ce qui, alors, se nomme gloria.

On sait que ce mot est latin, et qu’il signifie hommage à Dieu, ou béatitude céleste.

Ce n’est cependant pas encore de ceux-là qu’on dit qu’ils vivent au café : cela s’entend d’une autre espèce ; et d’ailleurs on ne vit pas dans tous les cafés.



Ceux où l’on vit sont ceux où l’on mange, où l’on déjeune à la fourchette.

Quand vous lisez sur les vitres d’un café : Glaces, sorbets, riz au lait, punch, déjeuners chauds et froids, soyez persuadés qu’il y a là une société, une coterie, un nucleus de bons vivants ou viveurs qui ne désemparent point et qui sont toujours au moins représentés par quelques-uns des leurs, depuis l’ouverture jusqu’à la clôture de l’établissement, et souvent même beaucoup après.

Car dans ces cafés qui annoncent des déjeuners chauds et froids, il y a aussi des dîners et des soupers.



Les habitués, qu’on nommerait mieux familiers, sont pour la plupart du temps des gens de lettres : auteurs dramatiques, romanciers ou journalistes, auxquels s’adjoignent quelques libraires.

Leurs entretiens curieux, animés, le contraste commun de leur langage actuel et du ton de leurs écrits, sont un attrait pour beaucoup de personnes.

Il y en a d’heureuses qui parviennent à faufiler avec eux.

Leur intimité est ravissante : on n’y retrouve ni la morgue théoricienne, ni l’intolérance de l’esprit de parti.



Ils ne sont pas tous jeunes, mais tous sont gais et insoucieux de l’avenir.

Du moins est-ce l’idée que s’en fait naturellement quiconque ne les voit que là.

Il va sans dire qu’ils sont célibataires : il serait fort mal à des gens mariés de vivre comme ils le font, encore que de leur part ce genre de vie n’ait rien d’essentiellement répréhensible.

« Tel homme, disait autrefois Mercier, arrive au café sur les dix heures du matin, pour n’en sortir qu’à onze heures du soir.

Il dîne avec une tasse de café au lait et soupe avec une bavaroise. »



Il y a bien encore de pauvres qui passent leurs journées au café, faute d’avoir un domicile où ils puissent faire autre chose que dormir.

Le café au lait, la bavaroise ou le bol de riz font aussi leur nourriture la plus ordinaire.

Ils lisent les journaux pour passer le temps, et dans les longues soirées d’hiver ils se chauffent, ils assistent, sous la vive lumière du gaz, à des parties de dames, d’échecs, de dominos.

Une côtelette, une aile de volaille, des œufs au miroir, la tranche émincée de roquefort, un fruit, un carafon de beaune, tel est à peu près le menu du déjeuner.



Le lieu rend la demi-tasse indispensable ; après quoi vient la liqueur, l’eau-de-vie, le rum, le kirsch, l’esprit-de-vin sous toutes les formes possibles.

C’est le moment des élans du cœur et des inspirations affectueuses.

Il se fait des échanges d’invitations, et de libations, à la traverse desquelles le maître de l’établissement sait toujours jeter adroitement une nouvelle, un on dit, un cancan.

On s’étonne, on rit, on s’exalte.

Rien ne nous rend contents de nous-mêmes comme la médisance qui ôte un peu de valeur à autrui ; et le comptoir sait ce que cela rapporte.



Dans toute vie régulière, le dîner, après l’intervalle hygiéniquement voulu, succède au déjeuner.

Or, après ce premier repas, fait avec une tempérance si exemplaire, nos amis jouent le suivant aux dominos, après quoi ils se dispersent pour faire un tour de promenade et gagner de l’appétit.

Quelques-uns flânent sur les boulevards ; d’autres vont tuer le temps à la bourse ou à la Tente ; d’autres enfin se retirent dans leur cabinet, où, encore chauds de leurs émotions, ils travaillent, composent, écrivent ces pages qui nous enchantent.

Nul d’eux ne se pique d’arriver bien ponctuellement à l’heure du rendez-vous, mais peu y manquent absolument ; et avant que les théâtres soient ouverts, tous sont à peu près réunis.

Tous intimes d’ailleurs, les premiers et les derniers venus s’apparient aisément.



Puis, on se sépare de nouveau : il faut aller entendre la chanteuse à la mode, bâiller à quelque drame historique, ou se lamenter à quelque comédie-vaudeville, tirée du recueil des causes célèbres.

Entre onze heures et minuit, les amis se retrouvent encore.

Chacun apporte sa provision de scandales publics et privés.

Tout cela se met en commun et fournit aux frais d’un entretien plus piquant, plus animé que les précédents, et qui a lieu à huis-clos.


Souper n’est qu’un prétexte.



Source :

Merville
LA VIE DE CAFÉ

Paris
ou le Livre
des Cent-et-Un

Ladvocat
1834

Texte libre de droits.