L'esprit de Paris  

CLAUDIA

Après la disparition mystérieuse de Claudia, je me demandai si je n’avais pas rêvé, si notre rencontre n’avait pas été le produit torturé d’une imagination que mes professeurs de français avaient toujours jugé débordante.

Je conservais pourtant plusieurs preuves matérielles de son passage : le bracelet qu’elle m’avait offert le jour de mes quinze ans, les petits mots griffonnés sur mon agenda pendant les cours de Monsieur Sauzier, le professeur de mathématiques, enfin, bien sûr, le souvenir toujours cuisant de mon échec quand, tremblant, je lui avais demandé de « sortir avec moi » et que, pour toute réponse, elle avait éclaté de rire.

Ce genre de brûlure ne s’efface pas.



Claudia était arrivée dans ma classe de Troisième en décembre 1984, alors qu’il neigeait.

Les garçons avaient fait mine de ne pas remarquer sa présence, quand le professeur d’histoire-géo, Monsieur Pommier, l’avait présentée à la classe : « Voici Claudia, avait-il annoncé. Elle vient de déménager et passera la fin de l’année scolaire dans notre classe. Je vous demande de lui réserver un bon accueil. »

Les filles l’avaient trucidée des yeux.

On n’avait jamais vu ici une élève comme ça.

Ce n’est pas qu’elle fût particulièrement jolie. Elle l’était, certes. Mais, surtout, elle était différente.

Sur le moment, c’est-à-dire il y a trente ans, j’étais incapable de dire pourquoi.

Simplement, tous, nous le savions.

Même les professeurs le sentaient.

Ils l’observaient avec crainte.

Ceux qui nous tutoyaient n’osaient le faire avec elle : le « vous » leur venait spontanément.

Quant à son nom, Léonardi, il semblait sortir tout droit d’un roman.

Or, cette héroïne mystérieuse, unique, reine de je ne sais quelle Atlantide, m’élut comme ami.


C’était au début d’un cours de mathématiques, un vendredi matin, le lendemain de son arrivée.

Il avait encore neigé toute la nuit.

Chaque fois qu’il neige, je repense à ce jour, le plus étrange, le plus beau de ma vie.

Elle retira ses gants et son bonnet, secoua ses cheveux qui libérèrent leur parfum et me fixa des yeux, de ses yeux sombres qui contrastaient avec le rouge de ses pommettes et de ses lèvres, mais plus encore avec la blancheur troublante de sa peau.

« Salut, me dit-elle. Tu veux bien que je m’assoie à côté de toi ? »

Si j’acceptais de l’avoir pour voisine ?

Je ne sais quel son sortit de ma bouche.

Elle l’interpréta, en tout cas, comme un « oui » et s’assit avec grâce sur une chaise qui me sembla trop petite pour elle, je veux dire trop banale.


Lorsqu’un mois plus tard, le jour de mon anniversaire, elle m’offrit et me mit autour du poignet le bracelet que je n’ai jamais enlevé depuis, j’osai lui demander pourquoi elle m’avait choisi.

« Mais, me répondit-elle, c’est parce que tu es, et de très loin, le plus intelligent des élèves de cette classe. »

Et elle ajouta malicieusement, évidemment pour me faire plaisir : « Et aussi le plus mignon. »

Dès ce moment, moi qui étais déjà très amoureux d’elle, j’en devins malade, au point de ne plus pouvoir dormir.

Mes parents, inquiets, m’emmenèrent chez notre médecin de famille. Il me prescrivit une cure de vitamines et me fit cadeau de cette parole énigmatique, mais que je compris très bien : « Lorsque le destin sonne à sa porte, il ne faut pas le laisser passer ».


C’est ainsi que, le lendemain, je m’approchai, tétanisé, de mon amie, lui déclarai que j’étais amoureux d’elle puis, avec l’impatience propre à mon âge, lui demandai si elle voulait sortir avec moi.

Son rire me blessa.

Il ne fut pourtant pas cruel.

Je le sentis déjà alors.

Maintenant, avec le recul, je suis certain que c’était un rire tendre, affectueux.

Pour elle, il ne pouvait être question de « sortir » avec quiconque.

Elle était au-dessus de tout ça, de notre vie, de nos préoccupations, de nos amours enfantines.

Elle était d’ailleurs, je ne savais d’où, je ne le sais toujours pas, d’un pays ou d’un temps où elle repartit probablement pendant l’été.


En septembre, en effet, malgré l’enquête très poussée que je menai, avec l’aide de la secrétaire de mon collège, femme très compréhensive, dans aucun lycée de la région je ne pus retrouver sa trace.

Un mois après, éperdu d’amour, désespéré, je reçus une lettre où je reconnus sa belle écriture.

Je mis plusieurs jours à me décider à l’ouvrir.

Enfin, je m’y résolus.



Elle contenait une simple feuille de papier à lettres, pliée en quatre, sur laquelle étaient tracés des mots, que j’ai bien souvent, depuis, relus et adorés :

« Je t’en prie, Frédéric, ne sois pas excessif.

Ton amour m’a honoré et ton amitié m’a fait du bien.

Je l’ignorais en venant ici mais j’avais besoin d’être consolée.

Ta gentillesse, ta douceur, ta timidité m’ont beaucoup réconfortée, en me rappelant une jeunesse que j’avais eu tort d’oublier.

Ne m’oublie pas, toi.

N’oublie pas, quand tu deviendras « un homme », le garçon que tu es.

Je t’en supplie, pour l’amour de moi, ne t’endurcis jamais.



Claudia Léonardi,
fille de Léonard de Vinci,
née le 15 avril 1517
au château du Clos Lucé. »



Depuis ce jour,
de toutes mes forces,
j’ai essayé de lui obéir.



Source :

Bruno Guennec
LA MÉLANCOLIE

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