L'esprit de Paris  

L’OBSERVATOIRE


Il est rare que je ne jette pas un regard sur l’Observatoire de Paris.

J’aime son toit, ses arbres et sa grille.

Cet attrait dure depuis plus de cinquante ans.

Dans les années soixante, j’avais de bonnes raisons de fréquenter ce coin de Paris.

J’accourais au restaurant universitaire, puis au laboratoire de biochimie de la faculté de pharmacie.

Je cherchais une place pour garer ma 2CV et, inévitablement, je la rangeais devant la grille de l’Observatoire.



J’allais là vers midi, accompagné d’une jeune femme qui ne parvenait pas à me séduire ; je revenais le soir, faisant la cour à une tendre demoiselle à qui je ne réussissais pas à plaire.

Lorsque la nuit tombait, la fontaine de l’Observatoire ou la coupole du Val-de-Grâce furent souvent témoin de ma tristesse et de mes pleurs.

Plus tard, quittant la salle de garde de Lariboisière, j’accourais vers quatorze heures, longeant les halles et la rue Saint-Denis, cherchant vainement une place, pour aboutir devant les grilles de l’Observatoire.

Plus tard encore, je quittais la Salpêtrière pour les grilles de l’Observatoire.

Plus tard enfin, exilé à Saint-Denis, je traversai tout Paris pour gribouiller mille formules chimiques sur les tableaux de l’amphithéâtre Grignard, après avoir pris soin de stationner devant l’Observatoire.



Je connus une longue éclipse au bout du monde et, lorsque je revins, pour fêter mon retour par une conférence à l’amphithéâtre Grignard, je ne manquai pas de déposer ma voiture devant les grilles de l’Observatoire.

Je vins ensuite très souvent, pour les raisons les plus ordinaires, et en particulier, me rendre à la bibliothèque du troisième étage du 4 avenue de l’Observatoire.

C’est là que je liai connaissance avec un homme entre deux âges qui la fréquentait assidûment pour écrire un livre sur Joseph Bienaimé Caventou.

Il était familier avec tous les arts, à la manière d’un dilettante, mais le dédain qu’il nourrissait pour la pratique de tous ces arts était plus fort que l’amour qu’il avait pour eux.



Quittant l’étude des textes savants, c’est de cela qu’il m’entretint un après-midi, alors que nous étions attablés à la buvette du jardin du Luxembourg.

— Voyez donc ces splendides jeunes femmes qui s’égayent entre les fleurs !

Que croyez-vous qu’elles aient en tête ?

Il en est une, parmi toutes, que j’observe assidûment et qui ignore qui je suis.

Vous ne la voyez pas ici car elle s’est absentée, peu avant notre départ.

Je scrute son manège depuis plusieurs semaines, mais elle n’en a nullement conscience.



Elle arrive à la bibliothèque après ses cours et s‘y installe entourée de deux autres filles : l’une, charmante comme elle, est son alter ego ; l’autre leur souffre-douleur.

Je l’épie attentivement et je sais que ses parents ne peuvent plus l’entretenir.

Bientôt, elle sera expulsée.

Elle recherche une colocation et je crois qu’elle aimerait se faire aider.



Elle quitte fréquemment la bibliothèque et revient après un peu plus d’une heure.

Elle se fait belle et attirante avant de partir, rentre le plus souvent contente d’elle, puis se raconte à sa complice…

— Mais vous êtes un voyeur ! lui dis-je, quelque peu agacé…

— Vous n’y êtes vraiment pas, mon pauvre ami !

Sachez que je suis l’auteur de la pièce qui se joue sous mes yeux et maintenant les vôtres !

Bientôt, j’écrirai une nouvelle !



J’ai pris sur la table de la bibliothèque son adresse et son numéro de téléphone et j’entretiens une correspondance avec elle.

Du moins, je lui écris… mais elle ignore qui je suis !

Dans une première lettre, je lui ai déclaré mon admiration et ma flamme… et j’ai simplement dit que je fréquente régulièrement la bibliothèque… et habite seul, dans un grand appartement, place du Panthéon, mis à ma disposition par mes parents, industriels du nord.

Le surlendemain je l’ai vue chercher du regard l’auteur de la lettre dans la salle de lecture.



— Mais vous jouez là un jeu dangereux ! lui dis-je.

— Chut ! me répondit-il. La voilà !…

Mon interlocuteur me fit voir à quelques mètres une superbe jeune femme.

C’était une belle brune, cheveux très longs, jupe ultra courte.

Elle était accompagnée d‘une grande blonde, plus romantique, au teint laiteux.



— Vous ne désarmez pas, lui dis-je.

— Si je vous avais su si mesquin… je n’aurais pas engagé la conversation avec vous ! répondit-il très en colère.

— Mais enfin… lui dis-je, à quoi jouez-vous ! Vous voulez profiter de ses difficultés ?…

— Vous avez sans doute raison, acquiesça-t-il, après un long silence. Puis…

Je vois qu’il est dangereux de raconter des histoires aux jeunes gens pendant les jours d’été.

Cela donne facilement de folles pensées et toutes sortes de rêves inutiles !…



Depuis lors, j’ai passé quelques années sans revenir à l’Observatoire, jusqu’au jour où, recherchant un ordinateur puissant, que je croyais nécessaire pour réaliser des calculs de chimie quantique, je rencontrai la patronne des centres de calcul, dont le bureau était alors à l’Observatoire.

Plus tard, j’accompagnai ma femme, professeur dans un lycée du coin…

Plus tard encore, je vins voir les professeurs de mes fils dans des lycées proches… puis déposer les œuvres de l’un d’entre eux à la Société des Gens de Lettres, à quelques mètres de l’Observatoire…

Depuis bientôt vingt ans je me rends régulièrement à l’hôpital Cochin, pour soigner avec bonheur un cancer, toujours sous le regard de l’Observatoire.



Et je ne manque jamais de faire un tour
jusqu’au Luxembourg
en rêvant aux jeunes filles en fleurs,
toujours plus court vêtues
et plus attirantes…
pour tous les hommes…
même les plus vieux.



Source :

Santiago Z
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