L'esprit
de Paris
ERNEST, COIFFEUR![]()
Cet homme, qui se tient là, sur le pas de sa porte, debout, tête nue, en manches de chemise, entre trois fausses nattes et une figure de cire.
C’est Ernest, coiffeur, rue de Corinthe, numéro 13 bis. ![]() La rue de Corinthe est une rue montante, qui grimpe, par une pente assez raide, vers la butte Montmartre, et au bout de laquelle, tout là-haut, apparaissait naguère le tronçon de cette tour Malakoff, décapitée après les jours néfastes de 1870-1871. La rue de Corinthe est une rue presque aussi galante que montante. Pas beaucoup de bruit, point une grande animation dans cette rue. De rares voitures la gravissent au pas. Les hautes maisons noirâtres, à six étages et à quatre ou cinq croisées de façade, s’alignent régulièrement de chaque côté, le long des deux trottoirs. Aux fenêtres des premiers étages, les rideaux sont doublés de transparents en percaline rose ou jaune, ayant pour embrasses des rubans. Plusieurs hôtels garnis, des crémeries, des étalages de fruitières, un marchand de fleurs naturelles, deux herboristes, une revendeuse, un liquoriste et un coiffeur. ![]() Le coiffeur, c’est Ernest, présentement debout, tête nue, en manches de chemise, entre trois fausses nattes et une figure de cire, sur le pas de la porte de sa boutique. À la lueur du gaz qui brûle, sans verre, au bec d’un simple appareil à deux branches, se détache, formant trois lignes de caractères jaunes, parmi deux fioritures, dont l’une ressemble à une frisure et l’autre à un accroche-cœur, une enseigne mythologique et suave, composée par Ernest lui-même : Au Boudoir de Vénus. Ernest, coiffeur, a longtemps hésité, à l’origine, entre Hébé, Aspasie, Pompadour et Vénus. Tel que le berger Paris, c’est à Vénus qu’il a donné la pomme, une petite pomme de rainette à poudre de riz et à houppette, se dévissant par le milieu. Les italiques jaunes, nées du pinceau d’un peintre primitif, brillent à la lueur du gaz, au-dessus des cheveux touffus du coiffeur. Les majuscules sont charmantes. L’A est bouffant comme une crinoline ; le B, tel qu’un jeune éléphant, projette en avant sa fine et gracieuse petite trompe ; le V, aux ailes ouvertes, semble un oiseau dans le ciel. Le gaz flambe, rouge et bleu, en dégageant une odeur minérale. Les flacons de brillantine et l’Eau des Sylphes miroitent sur leurs planchettes de verre. Une perruque s’étale en longues boucles sous un globe. Les fausses nattes s’ennuient ; la figure de cire semble fondre, tant son sourire est doux ! ![]() Il a l’air mélancolique ; sa figure osseuse est sombre ; sa moustache semble aussi triste que les fausses nattes de sa devanture. Il regarde vaguement dans la rue nocturne. À quoi songe-t-il ? ![]() Ernest, coiffeur, tu penses aux têtes que tu as coiffées ce soir ; tu y penses, et c’est ce qui fait ta mélancolie… Sous ses cheveux ébouriffés de coiffeur, au fond de sa tête sombre, mille pensées bizarrement provocantes dansent et tourbillonnent ; telle, par un soir pluvieux de décembre, la cohue des masques se trémousse sous les arcades d’un bal du boulevard. Ce soir, il a coiffé toute une noce du quartier. La mariée était d’une fraîcheur vraiment appétissante ; elle rougissait et riait ; ses yeux avaient des lueurs magnétiques ; dans toute sa petite personne blanche couraient des frissons de plaisir et d’espoir. Ernest, coiffeur, arrangea les fleurs d’oranger dans les cheveux de la fraîche créature, et songea, l’air calme, mais l’âme navrée, que jamais sa moitié n’avait été pareille. Puis, avec résignation, il prit son peigne, son fer et son chapeau, quitta la noce et s’en fut à la toilette de Mlle Athalie Gardénia. Chez Mlle Athalie, Ernest est resté trois quarts d’heure. Il n’en finissait plus. Mlle Athalie a tant de cheveux ! Mais ce n’est point cela seulement. Elle ne considère pas les coiffeurs comme des hommes, pas même comme des petits chiens, et ne prend garde à rien devant eux. Elle est belle comme un démon et dédaigneuse comme un ange. Si Mme Ernest était seulement un peu jeune, un peu gracieuse, ou du moins un peu aimable, Ernest, coiffeur, ne serait peut-être pas tourmenté par son imagination. Mais Mme Ernest est maigre, pointue, jaune, avare et jalouse. Elle en veut même à la figure de cire qui est en montre. Elle a tenté maintes démarches pour faire entrer l’époux dans un bureau. Mais il ne sait pas l’orthographe. ![]() ![]() Ernest, coiffeur, est revenu ce soir tout pensif et a rasé un client. Puis il s’est mis sur le pas de la porte du Boudoir de Vénus, entre les trois fausses nattes et la figure de cire ; il a regardé les belles filles s’en aller où il pouvait jadis aller les retrouver. C’est précisément un jour gras, une fête de carnaval. Des bergères fripées, que pavoisent des rubans fanés, descendent le trottoir ; des gamins effrontés, dont la blouse et l’habit dissimulent mal les formes équivoques, semblent reconnaître l’artiste capillaire et le hèlent cavalièrement. Ô souvenirs d’une folle jeunesse !... Mais Ernest est détourné de ses pensées par un éblouissement. Mlle Athalie Gardénia vient de filer en voiture. En passant, elle a regardé Ernest comme si elle ne le connaissait pas ; et Ernest a encore les yeux illuminés par cette vision... Et il restera là, l’air ahuri, le cœur triste comme les trois fausses nattes pendues à un fil… ![]() – Ernest, coiffeur, réponds-moi, à quoi songes-tu ? Mais non, ne te dérange pas, ami, tu es bien ainsi ; ne réponds rien. Je devine ton âme à ton visage, et ta préoccupation à ton attitude. Je démêle toutes tes pensées avec le peigne de l’imagination… |
Source :
Émile Blémont
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