L'esprit
de Paris
CADEAU
une nouvelle vie

Sagement assis sur son derrière, il la regardait faire sans broncher.
C’était un chien apparemment bien élevé.
Quand elle l’eut servi dans une vieille assiette, il engloutit la platée avant qu’elle-même eût le temps de se mettre à table.
Il remuait la queue de contentement tandis qu’il mangeait.
Elle lui ajouta un bol d’eau fraîche qu’il lapa goulûment.
Puis il vint s’asseoir gentiment à côté d’elle, attendant patiemment qu’elle eût terminé son repas elle aussi.
Une crème de chien décidément !

De la cuisine au salon, il ne la quitta pas d’un pas.
Et quand elle s’assit sur son divan, il se coucha docilement à ses pieds.
La façon dont il levait vers elle des yeux mouillés de tendresse et d’adoration la mettaient presque mal à l’aise.
Il y a longtemps qu’elle n’avait pas lu ces sentiments dans un regard.
Cependant, lorsqu’elle se saisit du balai pour nettoyer quelques miettes tombées à terre, il partit se cacher dans une autre pièce.

Ce soir, elle n’avait guère envie d’allumer la télé ou de prendre un livre.
Qui sait, demain il aurait peut-être retrouvé ses maîtres et elle serait à nouveau seule.
Ces minutes de bonheur, il fallait en profiter.
Longuement, elle la caressa — car il s’est avéré que c’était une femelle — sur la tête et le dos malgré les poils longs emmêlés.
Pour montrer combien elle appréciait, la petite bête s’allongea sur le dos et lui présenta son ventre, lui signifiant ainsi qu’elle l’avait adoptée comme maîtresse.
Hélas non, impossible d’admettre cette idée.
Le lendemain, elle serait sans doute obligée de se séparer de cet être débordant d’amour qui était entré par hasard dans sa vie.

Elle devait se caparaçonner le cœur pour avoir le courage d’aller chez un vétérinaire.
Il fallait vérifier que la chienne ne portait pas de puce électronique, car elle n’avait remarqué aucun tatouage dans l’oreille.
Cette petite bête n’était pas une vagabonde née dans la rue.
Son comportement était la preuve qu’elle avait vécu en appartement.
Des enfants étaient peut-être malheureux d’avoir perdu leur compagne de jeux et de câlins…
Combien elle aurait voulu retarder l’heure du lever !
La chienne dormait paisiblement sur la descente de lit et poussait par instants de petits jappements heureux.
Elle devait rêver de choses agréables.
Mais il fallait y aller, quoi que cela lui en coûtât.
Retarder le moment de la séparation la rendrait encore plus dure à supporter.

La chienne la suivit docilement jusqu’au garage et monta dans la voiture sans se faire prier.
Chez elle, nulle angoisse malgré les embouteillages et le bruit de la circulation.
De temps à autre, l’animal tournait la tête vers la conductrice qui évitait son regard.
À l’avance, l’idée de l’abandonner lui faisait très mal.
En elle-même, elle se disait : « Pourvu que personne ne la recherche ! J’en serais trop malheureuse. »
Les coups de foudre, ça ne s’explique pas.

Difficile d’approcher un vétérinaire quand on n’est pas client et que, de surcroît, on n’a pas pris de rendez-vous.
L’assistante avait compris le problème et avait seulement demandé un peu de patience.
À présent, elle appréciait d’être à la retraite et de ne pas avoir à regarder sa montre en s’impatientant.
Ces minutes, ces heures peut-être, ce serait toujours autant de temps gagné pendant lequel elle pourrait encore profiter de la présence de sa petite protégée.
Certains autres clients lui jetaient des regards peu amènes.
Certes, la petite chienne semblait propre mais tous ces poils entremêlés dénotaient véritablement d’un tel manque de soins !
Elle, à voir le comportement de certaines maîtresses se demandait si elle entrerait dans la catégorie de ces mémères à chien-chien qui paraissent souvent ridicules.
Non, inutile d’y penser !
La petite chienne n’était pas à elle.
« Madame, ce chien n’a ni tatouage ni puce. De plus, à ma connaissance personne n’est à sa recherche. »

Une émotion étrange l’envahit subitement.
Si elle avait été croyante, elle aurait pensé : « Merci, mon Dieu ! »
Mais elle se contenta de sourire.
Le vétérinaire reprit :
« Vous avez le choix entre l’adopter ou la déposer au refuge.
Elle y restera dans un box jusqu’à ce que quelqu’un la choisisse parmi des dizaines d’autres.
Les gens sont inconscients et égoïstes : ils achètent un animal comme tout autre objet qui leur fait envie.
Quand, pour une raison ou une autre, ils n’en veulent plus, ils s’en débarrassent sans état d’âme.
Pourtant, un animal, c’est un être vivant qui est capable, comme nous, de souffrir et surtout d’aimer.
Malheureusement, quand tout le monde comprendra cela, beaucoup de mal aura déjà été fait.
— Rassurez-vous, docteur, celle-ci ne sera pas abandonnée dans un refuge.
Je l’aime déjà et je crois qu’elle aussi m’a adoptée.
Pourriez-vous seulement vérifier qu’elle est en pleine forme et me donner quelques conseils ? »

La chienne, qui jusque-là était restée comme apathique, sembla tout à coup se réveiller.
Elle frétilla de la queue et vint se blottir contre sa nouvelle maîtresse.
C’est bien connu, les chiens ont un sixième sens qui leur permet de capter les émotions.
Sans rechigner, elle se laissa monter sur la table d’examen et observer sous tous les angles.
« Cette chienne a été maltraitée. Je vois là une vieille cicatrice.
Elle a dû être battue. Elle a été abandonnée ou peut-être s’est-elle sauvée.
Vu sa maigreur, cela ne date pas d’hier.
Il lui a fallu une bonne dose d’instinct de survie pour arriver jusqu’à aujourd’hui.
— C’est peut-être le destin qui a voulu que nos chemins se croisent…
Je viens de prendre ma retraite. »

Finie une vie dans laquelle elle n’aurait plus à s’occuper que d’elle-même.
Fini le temps où, devant la glace, elle se désolait d’une nouvelle ride qui était traîtreusement apparue pendant la nuit.
Maintenant, elle avait pour compagnie une petite chienne.
Elle en serait responsable.
Et, pour commencer, il fallait la débarrasser de cette toison qui n’avait de poils que le nom.
C’était un enchevêtrement de nœuds, de mèches collées, de bourre indéfinissable.
Elle se mit à la recherche d’une boutique de toilettage car elle ne se jugeait pas capable de manier les ciseaux avec assez de dextérité…
« Eh bien, va y avoir du travail pour rendre votre chien présentable ! Comment s’appelle-t-il ? »
C’est vrai.
Comment allait-elle l’appeler ?
Elle n’y avait pas encore pensé.
Spontanément, elle répondit : « Cadeau » même si ce n’était pas un nom féminin.

En effet, n’était-ce pas un cadeau
que la vie lui avait fait
au seuil de la retraite ?
Avec Cadeau,
au lieu de s’enliser
dans une routine de retraitée,
elle allait commencer
une nouvelle vie.
|